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Focus

Trois Contes face à la critique

Sans enflammer la critique de l’époque, les Trois Contes de Flaubert, publiés en 1877, reçoivent un accueil plutôt favorable.

Théodore de Banville

« Ces contes sont trois chefs d’œuvre absolus et parfaits, créés avec la puissance d’un poète sûr de son art, et dont il ne faut parler qu'avec la respectueuse admiration due au génie. J’ai dit : un poète, et ce mot doit être pris dans son sens rigoureux, car le grand écrivain dont je parle ici a su conquérir une forme essentielle et définitive, où chaque phrase, chaque mot ont leur raison d'être nécessaire et fatale, et à laquelle il est impossible de rien changer, non plus que dans une ode d’Horace ou dans une fable de La Fontaine. Il possède au plus haut degré l’intuition qui nous révèle les choses que nul n’a vues et entendues ; mais en même temps il a tout étudié, il sait tout, ayant ainsi doublé l’inventeur qui est en lui d’un ouvrier impeccable ; ainsi trouve-t-il toujours le mot juste, propre, décisif, et peut-il tout peindre, même les époques et les figures les plus idéales, sans employer jamais le secours dˆun verbe inutile ou d’un adjectif parasite. »

Le National, 14 mai 1877 (à lire sur Gallica)

Jean Echenoz

« C'est peut-être ce qui me frappe le plus chez lui : la nature, on pourrait presque dire "fractale" de son écriture. Les caractéristiques de son style, ses équilibres et déséquilibres, peuvent s’observer à l’échelle des parties, des chapitres, des paragraphes, des phrases, et même des phrases les plus courtes. Je pense, par exemple, à la toute dernière phrase d’"Hérodias", sur la tête coupée de Jean-Baptiste que les deux disciples du prophète, après sa mise à mort par Hérode dans la citadelle de Machærous, emportent vers la Galilée. Cette phrase finale, par laquelle s’achèvent à la fois le conte et le recueil des Trois contes, ne compte que neuf mots : "Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement." C'est donc une phrase extrêmement brève, prosaïque et presque anodine, mais qui allie à la fois toutes les qualités de l’écriture flaubertienne : c'est d’abord un phrase sèche, mais généreuse aussi, visuelle, presque cinématographique, c’est une phrase tragique et ironique, pleine de sous-entendus et puis c’est encore une phrase qui est presque une provocation tant elle a l’air intempestif, déplacé, inachevé (c’est quand même une sacrée gageure de terminer un texte comme ça !) et en même temps, à y regarder de près, c’est une phrase formidablement construite. "Comme elle était très lourde" 1 2 3 4 5 6, six syllabes en cinq mots – "ils la portaient" 1 2 3 4, quatre syllabes en trois mots – "alternativement" 1 2 3 4 5 6, six syllabes en un seul mot : un équilibre parfait qui juxtapose deux décasyllabes (6-4 et 4-6), avec l'audace de terminer sur un adverbe, et un adverbe littéralement interminable, aussi long à lui tout seul qu’un demi-alexandrin. Pour moi, c'est comme un petit échantillon de tout ce qui est en œuvre dans les romans. »

« Flaubert m’inspire une affection absolue », Le Magazine Littéraire, n° 401, 1er septembre 2001, p. 53.