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Proust et la mémoire involontaire

Illiers, Eure-et-Loir
Illiers, Eure-et-Loir

Bibliothèque nationale de France

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Même ceux qui n’ont jamais lu une ligne de Marcel Proust ont entendu parler de l’épisode de la madeleine, ce passage où, au début de Du côté de chez Swann, le héros mange un morceau de madeleine trempé dans du thé et retrouve toute son enfance. Le titre du cycle romanesque de Proust, À la recherche du temps perdu, illustre l’importance du passé et donc du souvenir dans le roman, même si les choses sont plus complexes.

Le moteur du récit et le signe de la vocation

L’épisode de la madeleine ne fait pas seulement sortir « ville et jardins », le village de l’enfance, Combray, d’une tasse de thé, il lance aussi le récit puisque c’est à partir de lui que se dévide le fil de la narration. Sept volumes et quatre mille pages plus loin, dans Le Temps retrouvé, c’est avec une série de souvenirs involontaires que se clôt le roman. Quand le héros se rend à une matinée chez la princesse de Guermantes, il ressent à quatre reprises la même impression profonde de félicité que lors de l’épisode de la madeleine et prend ainsi conscience de sa vocation d’écrivain.

Tous ces signes lui donnent la clé de son livre à venir, fondé sur l’effort pour retrouver le temps perdu, donner un sens à ce qu’il a vécu, aux êtres qu’il a connus, dégager des lois, atteindre une vérité, la sienne et la partager avec ses lecteurs, devenus les propres lecteurs d’eux-mêmes. Au cours du roman, d’autres épisodes du même type jalonnent la vie du héros, comme lorsqu’il retrouve le souvenir vivant de sa grand-mère disparue en se baissant pour déboutonner ses bottines.

Mémoire, autobiographie et construction

On trouve dans le Carnet 1, plusieurs notes qui indiquent que Proust a éprouvé à son arrivée à Cabourg en août 1908, des souvenirs involontaires. Le premier est lié à sa mère morte trois ans plus tôt : « Maman retrouvé en voyage, arrivée à Cabourg, même chambre qu’à Évian, la glace carrée ». Un autre associe des sensations de Cabourg à celles ressenties à Venise par un trait : « Cabourg, marcher sur des tapis en s’habillant soleil dehors Venise. »

Un peu plus loin, Proust formule l’opposition entre mémoire volontaire et involontaire qu’on retrouve dans le roman : « Nous croyons le passé médiocre parce que nous le pensons mais le passé ce n’est pas cela, c’est telle marche inégalité des dalles de St du baptistère de […] nous rendant le soleil aveugle sur le canal ». Ce souvenir involontaire est repris, modifié, dans Le Temps retrouvé, mais la fameuse madeleine est au départ un morceau de pain grillé et ce n’est pas la tante Léonie qui le donne, mais le grand-père. C’est au cours de la genèse de l’épisode, qui comprend dix-sept versions, que Proust élabore le récit tel que nous le connaissons.

Cabourg, marcher sur des tapis en s’habillant soleil dehors Venise

Marcel Proust, manuscrits

En outre, il existe dans le roman des épisodes qui sont proches des souvenirs involontaires par la joie qu’éprouve le héros, bien qu’ils ne fassent appel à des souvenirs : des objets sans valeur, pierre, herbe, triangle, arbres vus en promenades, clochers fuyants.

Sources philosophiques

Derrière la mémoire involontaire se cache toute une philosophie de la sensation, issue principalement d’Hyppolite Taine et de l’associationnisme. Cette doctrine, à la charnière de la philosophie et de la psychologie naissante, place à l’origine du souvenir une sensation qui par association révèle une totalité. En cela la mémoire chez Proust possède une origine théorique proche de celle de Bergson, ce qui explique les liens qu’on a pu établir entre les deux auteurs, et les réserves que Proust a pu faire sur ce rapprochement.

Une métaphore et une phénoménologie

Plus que la mémoire, c’est donc la sensation qui intéresse Proust. C’est par elle que nous connaissons le monde et c’est par elle que commence le travail d’approfondissement qui est le principe de la littérature. Le souvenir involontaire est ainsi plus une illustration, une métaphore qu’une clé de lecture qui ramènerait l’esthétique de Proust à une écriture du souvenir. Il le dit lui-même : « si je cherchais simplement à me souvenir, et à faire double emploi de ces souvenirs avec les jours vécus, je ne me donnerais pas, malade comme je suis, la peine d’écrire. »

Avec la mémoire, Proust a trouvé un motif qui parle à tous les lecteurs – nous avons tous nos madeleines – et illustre une vision de la littérature comme approfondissement de ce qui a été ressenti. Point de départ d’une littérature phénoménologique, la mémoire est une métaphore de l’intériorité qui, selon Proust, est au principe de toute écriture.