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La peinture islamique, un art métaphorique et symbolique

« Livre de l’Extase » exécuté pour le prince Salim
« Livre de l’Extase » exécuté pour le prince Salim

© Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Par un jeu complexe de codes et de symboles, le peintre transmute les images mentales exprimées par la prose ou la poésie en signes iconographiques.

Un art métaphorique et symbolique

L’art du livre arabo-islamique est souvent abordé en Europe avec les critères de la peinture occidentale : on lui reprocherait une insuffisance de perspective, une tendance à représenter des corps plats et sans volume, voire une certaine naïveté. La bonne méthode de lecture ne consisterait-elle pas à s’interroger sur la vraie nature de cet art en considérant les œuvres dans les ensembles culturels qui leur sont propres, dans un monde où le penchant esthétique relève plus d’une distinction entre visible et invisible que d’une opposition entre figuratif et abstrait. Les décors géométriques bidimensionnels que cet art affectionne peuvent aussi être appréhendés comme des coupes d’objets en volume : le cercle comme la coupe d’une sphère, l’hexagone comme celle d’un cube sur la pointe, un carré flanqué de triangles comme une pyramide dépliée.

Un tel mode de représentation procède d’un choix délibéré pour exprimer une vision du monde, une certaine conception de l’univers ; l’image, langage visuel, ne cherche pas à toucher le spectateur, mais à raconter et à élever son âme. Par un jeu complexe de codes et de symboles, le peintre transmute les images mentales exprimées par la prose ou la poésie en signes iconographiques ; les couleurs servent à rendre, non pas celles de la nature, mais les métaphores littéraires : par exemple, le ciel « doré » du texte est littéralement peint en or dans la miniature. L’« erreur » de perspective elle-même y apparaît comme métaphorique et symbolique.

Fête donnée par un prince dans un jardin
Fête donnée par un prince dans un jardin |

© Bibliothèque nationale de France

Pour comprendre, on rapprochera ce mode de représentation de l’art conceptuel des cubistes, aux tableaux à la surface apparemment presque plane, mais qui peut cependant être perçue comme « une image tridimensionnelle fermée ». Cézanne explique : « Un motif, voyez-vous, c’est ça… […] Ma toile joint les mains. » Les écartant, doigts ouverts, il les rapproche lentement, les serre, les fait entrer l’une dans l’autre. Par ce geste comprimant la profondeur de champ préalablement déployée, il offre à voir dans le tableau non pas une surface plane, mais bien les deux faces parallèles d’un premier plan et d’un plan lointain qui, d’abord séparés, se rejoignent : l’espace de la nature, dans la peinture, se trouve replié, ramassé sur lui-même ; proche et lointain perdent leur sens, l’image compactée retenant ainsi « les limites de l’illimité ».

Rappelons le mécanisme de la vision oculaire : l’image, née d’abord sur la rétine à l’envers et en deux dimensions, est redressée par le cerveau, qui opère en même temps une restitution de l’impression de profondeur correspondant à notre expérience musculaire dans l’espace. Le système visuel d’un individu dépend aussi du contexte culturel dans lequel il a éduqué son regard ; regarder une miniature orientale demande donc de changer une pratique apprise, de comprendre, au-delà de ce que l’on croit voir, le langage visuel que recèle l’image elle-même.

Dans l’art du livre arabo-islamique, l’image fait partie intégrante de l’espace intérieur du manuscrit et respecte les proportions modulaires liant toutes ses parties : la pointe du calame donne la mesure même du format du livre, des colonnes de textes, de la hauteur des lettres, du décor et de la peinture, liant étroitement le travail du copiste et celui du miniaturiste.

La miniature orientale est-elle donc confinée dans un espace à deux dimensions ?
Soulevons le rideau de l’invisible. Prenons pour exemple une scène classique qui montre le souverain Bahrâm Gûr recevant une princesse indienne dans le pavillon Noir (suppl. turc 316, f. 357 v°, ci-contre) et qui illustre une œuvre du poète turco-persan Navâ’î – imitée de Nezâmi – copiée et décorée à Herât au 16e siècle. Balayons l’image du regard, non pas de bas en haut mais de l’avant vers l’arrière ; dans une ample pulsation du champ visuel, efforçons-nous de décompresser l’image en imaginant plaqué au sol tout ce qui appartient à la terre (fontaine, tapis), et en redressant mentalement, à 90°, ce qui dans la nature lui est perpendiculaire (personnages, jet d’eau, éléments architecturaux).
Tandis que la miniature se déplie, s’étire, se déploie, l’ensemble génère virtuellement deux plans construits en équerre, recréant ainsi les intervalles de la nature entre proche et lointain : les personnages s’installent sur des plans picturaux qui se succèdent parallèlement dans l’espace. Un découpage à partir d’une reproduction est spectaculaire : les personnages croisent autrement leurs regards ; dans le bassin, le jet d’eau se dresse vers le ciel, comme les coupes et les flacons ; les canards ne nagent plus sur le flanc ; les musiciennes enchantent debout la réunion. Voici un décor où la disposition des éléments les uns par rapport aux autres n’est plus seulement esthétique, symbolique ou décorative, mais topographiquement inscrite dans l’espace.

Le souverain Bahrâm Gûr recevant une princesse indienne dans le pavillon Noir
Le souverain Bahrâm Gûr recevant une princesse indienne dans le pavillon Noir |

© Bibliothèque nationale de France

Ce qu’offre à voir la peinture sur la page ressemble à une coupe entre deux mondes ; elle est comme une fenêtre ouvrant sur la troisième dimension, proposant une vision quasi fractale du monde qui s’inscrit dès lors dans un espace illimité, fait monter l’âme vers le haut grâce à une sorte de point d’élévation situé hors du champ de la peinture, à l’inverse de la perspective européenne où l’œil du spectateur est happé par des points de fuite imposés. Le regard, pénétrant peu à peu dans l’image, peut tourner autour d’elle comme un satellite.
Voici un art de plein ciel qu’accentue l’effet hublot du cadre de la miniature : la peinture, comme « fragment d’un modèle plus vaste », devient ainsi un passage vers l’invisible, elle évoque l’un et l’autre monde en les joignant.