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L'exploration au 19e siècle : qui, pourquoi, comment ?

Savorgnan de Brazza, explorateur
Savorgnan de Brazza, explorateur

© Bibliothèque nationale de France

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Jungles, déserts, régions polaires ou îles lointaines : au 19e siècle, l’explorateur est partout. Alors que l’Europe s’industrialise et que les voyages se font de plus en plus fréquents, les expéditions de découverte se multiplient. Mais aux buts scientifiques et économiques, s’ajoute progressivement un aspect colonial…

Au sortir des guerres de l’Empire, les voyages d’exploration connaissent un renouveau qui s’étend sur près d’un siècle. Les progrès techniques liés à la Révolution industrielle en changent alors radicalement les conditions : la machine à vapeur permet des expéditions maritimes et fluviales plus rapides, les progrès de l’armement rendent possibles les voyages vers l’intérieur des continents, le chemin de fer qui se développe transporte hommes et matériels beaucoup plus facilement.

Le Royal Gorge dans le Colorado
Le Royal Gorge dans le Colorado |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Les buts de l'exploration

En ce temps-là, il restait beaucoup d'espaces blancs sur la terre, et quand j'en voyais un d'aspect assez prometteur sur la carte (mais ils le sont tous), je mettais le doigt dessus et je disais, "Quand je serai grand, j'irai là"

Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, tr. J.-J. Mayoux, Paris, Garnier Flammarion, 1989, p. 91.

Tout au long du 19e siècle, les motivations qui animent les expéditions sont multiples et souvent imbriquées. Impliquant de très nombreux acteurs, individuels ou collectifs, ces voyages s’inscrivent dans le contexte économique, scientifique et politique de l’expansion européenne dans le monde. La curiosité scientifique, le désir d’aller percer le mystère de régions encore inconnues des Européens, la volonté de découvrir et de décrire des réalités nouvelles, telles sont certes les ambitions premières du voyage d’exploration.

À ces préoccupations s’en ajoutent d’autres, notamment économiques : la recherche de matières premières, l’exploitation de ressources sous-tendent nombre d’expéditions, ou en sont la raison principale. Par ailleurs, l’impérialisme européen qui s’affirme au cours de la seconde moitié du 19e siècle oriente fortement le voyage de découvertes. S’ouvre l’ère de l’exploration nationaliste et colonialiste ; le voyage et la somme d’informations géographiques qu’il rapporte deviennent alors les préludes à l’occupation du territoire reconnu.

La colonisation ne peut se passer de la géographie.

Georges Hardy, Outre-mer. Revue générale de colonisation, 1929, p. 227

Convaincue de la supériorité de son modèle, l’Europe doit assumer le « fardeau de l’homme blanc », selon les mots de Rudyard Kipling et les devoirs qui lui incombent : l’évangélisation, la « mission civilisatrice » chère à Livingstone, la lutte contre l’esclavage ont ainsi constitué le terreau idéologique de nombreuses entreprises d’exploration.

Expédition scientifique et commerciale au Soudan
Expédition scientifique et commerciale au Soudan |

Bibliothèque nationale de France

L'explorateur
L'explorateur |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Comment voyager ?

Si René Caillié voyageait seul, par ses propres moyens, à ses frais, sans escorte militaire, cette figure quasi-archétypale de l’explorateur solitaire est rare tant l’exploration au 19e siècle nécessite une préparation savante et le soutien financier, scientifique, politique voire militaire d’institutions. Les États sont les premiers commanditaires de voyages lointains mais à mesure que s’affirment les préoccupations économiques, de nouveaux acteurs entrent en scène : sociétés privés, compagnies d’exploitation commerciale, groupes de pression visant à promouvoir l’exploration et la mise en valeur des territoires conquis. Les sociétés missionnaires jouent enfin un rôle important dans l’exploration et la connaissance des mondes nouveaux.

Le soutien politique, militaire ou financier aux voyages d’exploration s’accompagne le plus souvent du parrainage scientifique d’une institution savante. Orienter le voyageur en lui fournissant des repères pour aborder telle région inconnue, le guider dans l’organisation de son voyage, le diriger dans ses observations à venir : tels sont les buts des instructions aux voyageurs que rédigent nombre de sociétés savantes parmi lesquelles figure la Société de géographie.

Le voyageur s’est préparé pendant de nombreuses semaines. Nourri par des lectures, fort de conseils pris auprès d’autres explorateurs, muni d’une lettre de mission, de soutiens, d’instructions qui constituent sa feuille de route, il est maintenant sur le départ. À son arrivée sur le terrain, il doit s’adapter au climat, il adopte souvent le mode de vie local. L’exploration en ce qu’elle constitue une incursion en terre étrangère n’est pas une entreprise neutre. Le voyageur peut susciter l’hostilité : les armes ne sont jamais loin. Il doit éviter d’attirer l’attention, parfois cacher son identité et souvent dissimuler les informations transportées. Il progresse d’autant plus facilement qu’il est entouré. Porteurs, guides et interprètes facilitent son chemin.

Page du journal de Joseph Pons d'Arnaud
Page du journal de Joseph Pons d'Arnaud |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Joseph Martin et son guide Boris Constantin Greznoukine (ou Grieznoukine)
Joseph Martin et son guide Boris Constantin Greznoukine (ou Grieznoukine) |

Bibliothèque nationale de France

Des profils variés

Même si l’exploration est majoritairement européenne, des voyageurs autochtones ont eux aussi pris leur place dans l’entreprise. Une lecture attentive des archives permet de mettre en lumière des parcours oubliés : le séjour du rabbin Mardochée à Tombouctou, les enquêtes de David Boilat sur les peuples du Sénégal, la reconnaissance du Tibet par le pundit Nain Singh, l’expédition du capitaine Sélim sur le Haut-Nil, les voyages de Mohammed El-Tounsy au Ouadaï et au Darfour. Des destins de femmes viennent contrebalancer la figure de l’explorateur trop souvent pensé au masculin : Ida Pfeiffer, Alexandra David Néel, Isabelle Eberhardt mais aussi Octavie Coudreau, cartographe des affluents de l’Amazone, Gabrielle Vassal, photographe en Indochine, Isabelle Massieu, première femme conférencière à la Société de géographie.

Nain Singh entouré d’un autre pundit, Kishan Singh, d’un moine bouddhiste et d'un chien tibétain
 
Nain Singh entouré d’un autre pundit, Kishan Singh, d’un moine bouddhiste et d'un chien tibétain
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Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Jane Dieulafoy dans son campement
Jane Dieulafoy dans son campement |

INHA, CC BY-NC-ND 3.0

L’exploration au 19e siècle est encore largement pluridisciplinaire. « Voir la nature sous toutes ses faces, être toujours et à toutes les minutes en observation, voilà le rôle unique du voyageur » résume Jules Marcou1. De nombreuses disciplines sont ainsi impliquées dans l’exploration : cartographie et géographie, archéologie, ethnologie et anthropologie, histoire naturelle... L’exploration est un moment de production scientifique et toutes ces disciplines ont besoin de se nourrir d’observations de terrain pour asseoir leur légitimité. Ces observations s’appuient sur des mesures, des relevés, font appel à différents modes d’enregistrement de l’information : texte, dessin, photographie, moulage… Les explorateurs décrivent, inventorient, collectent et la frontière est parfois mince entre la connaissance scientifique et l’appropriation matérielle. Dans le dernier tiers du siècle, missions d’exploration et opérations de conquête territoriale sont étroitement imbriquées. Le métier d’explorateur prend une dimension coloniale de plus en plus affirmée.

« Type peule du Sénégal »
« Type peule du Sénégal » |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Retours d'explorations

Sven Hedin à sa table de travail
Sven Hedin à sa table de travail |

Stockholm, Sven Hedin Foundation / Museum of Ethnography

Le retour du voyage est le temps de la mise en forme des résultats qui peut avoir en partie commencé sur le terrain. Des documents bruts, manuscrits, fragmentaires sont rapportés pour être compilés, analysés, vérifiés puis confiés pour reproduction ou adaptation avant diffusion. C’est le passage du croquis à la carte, de la photographie à la gravure.

Là encore, l’aventure n’est pas solitaire et interviennent géographes de cabinet, dessinateurs, cartographes, traducteurs, éditeurs. La publication des résultats peut prendre plusieurs mois, parfois des années et se présenter sous diverses formes : simple narration des aventures du voyage, récit en épisodes dans des revues illustrées, ou somme scientifique rassemblant par discipline les résultats de la mission. Des collections d’objets ethnographiques, de moulages archéologiques, de spécimens d’histoire naturelle font l’objet d’expositions.

La diffusion des savoirs de l’exploration passe enfin par l’image. De leurs voyages lointains, les explorateurs rapportent les premières photographies de régions et de peuples ignorés des Occidentaux et illustrent leurs conférences à l’aide de ces images qui sont projetées au grand public. Donner à voir l’Autre et l’Ailleurs permet d’asseoir la légitimité de l’entreprise exploratoire. Peu d’explorateurs échappent à la vision européocentriste du monde. La classification des savoirs, la hiérarchisation des peuples, l’inventaire du monde que l’Occident conduit et au centre duquel il se place, conforte le récit de sa supériorité supposée à l’heure de la domination coloniale.

Notes

  1. Instructions générales aux voyageurs, Paris, Société de géographie, 1875, p. 58.

Provenance

Ce contenu a été conçu en lien avec l'exposition Visages de l'exploration au XIXe siècle : du mythe à l'histoire, présentée du 10 mai au 21 août 2022 à la BnF.

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