Les deux baigneuses

« 1890 ! Quelle époque bénie pour les collectionneurs ! Partout des chefs-d’œuvre et autant dire pour rien. De Manet, l’extraordinaire Portrait de Zacharie Astruc dont on demandait mille francs, ce qui semblait exorbitant. Je me souviens qu’à peine deux ou trois ans plus tard la Femme sur un canapé, qui avait appartenu à Baudelaire, fut péniblement poussée à l’Hôtel Drouot à quinze cents francs. J’avais, dans mon sixième de la rue des Apennins, un important Nu de Renoir dont je demandais deux cent cinquante francs sans qu’on daignât seulement le regarder.

Quand j’eus ma petite boutique rue Laffitte, les Renoir ayant un peu monté, j’en demandai timidement quatre cents francs et je me rappelle même qu’un “grand” amateur me disait :
– Si j’avais quatre cents francs de trop, j’achèterais cette toile pour la brûler devant vous dans votre cheminée, tant cela me peine de voir Renoir représenté par un nu si mal dessiné.
Quand on rendit enfin justice à Renoir, cette toile qui avait passé par plusieurs mains fut finalement payée par Rodin dans les vingt-cinq mille francs. Elle est aujourd’hui un des joyaux de son musée. Je ne parle pas des Cézanne dont les toiles, en 1890, étaient en vente chez le père Tanguy, les plus grandes à cent francs et les plus petites à quarante francs. »

Ambroise Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, A. Vollard éditions, 1937, p. 32.