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Écriture et sacré dans les traditions juive et islamique

Coupe magico-thérapeutique
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Dans la Torah comme dans le Coran, le geste d’écrire est intimement associé à la divinité. Les lettres, les mots, les noms prennent donc une valeur spirituelle.

Le secret de Dieu est déposé dans le trésor des lettres.

Rajab Borsi

Dans les systèmes idéographiques, le signe participe de l’essence de ce qu’il désigne. Avec l’alphabet, en revanche, il semble que la magie se retire du signe : les lettres ne renvoient plus qu’à des éléments de la chaîne parlée qu’elles transcrivent de manière arbitraire, elles s’offrent comme des véhicules transparents de la parole, entièrement subordonnées au « transport » du sens.

Si les Égyptiens mutilaient parfois sur les parois des tombes les hiéroglyphes du vautour ou de la vipère de crainte qu’ils ne s’animent et que leur esprit n’aille attaquer l’âme du mort, si les Mésopotamiens chiffraient le nom des dieux et des princes afin que nul ne puisse prendre pouvoir sur eux, aujourd’hui, dans notre tradition gréco-latine, plus personne n’a peur de l’écriture ! Totalement banalisée, elle « fonctionne » comme un formidable outil de communication et d’information, un outil désenchanté.

Pourtant, au sein des écritures alphabétiques certaines traditions, tout en congédiant la magie sous certaines de ses formes, ont développé avec le sacré des liens d’une intensité particulière : il s’agit de la tradition hébraïque et de la tradition arabe, deux traditions d’écriture consonantique proches des origines pictographiques de l’alphabet phénicien. Les rapports de ces deux écritures au sacré, du moins à travers la formalisation qu’en ont respectivement donnée la kabbale et la science des lettres en Islam (’ilm al-hurûf), présentent des analogies profondes.

Dans les deux traditions, le récit de fondation de l’écriture fait intervenir une dictée divine. Ainsi, d’après le texte du Coran, le prophète Muhammad reçut directement de l’ange Gabriel la révélation coranique : selon le récit de la première révélation, il vit apparaître un ange gigantesque et terrifiant lui enjoignant par trois fois de lire un rouleau. La troisième fois, Muhammad lui demanda : « Que réciterai-je ? » et l’ange répondit : « Récite au nom de ton Seigneur qui a créé, il a créé l’homme d’une adhérence ; récite car Ton seigneur est le plus généreux. Il lui enseigna au moyen du calame, il enseigna à l’homme ce qu’il ne savait pas. « Quand il eut fini, » il [l’ange] s’éloigna de moi. Je me réveillai de mon sommeil ; c’était comme si un livre avait été écrit dans mon cœur ».

De même, les premières Tables de la Loi transmises à Moïse sont, d’après l’Exode, écrites du doigt de Dieu : « La montagne du Sinaï était tout en fumée, comme la fumée d’une fournaise, et toute la montagne tremblait avec violence [...]. Moïse parlait et Dieu lui répondait dans la voix. Et les Hébreux, au pied de la montagne, voyaient les voix. »

Ainsi, le texte coranique, comme le texte de la Torah rédigé par Moïse (la Torah, c’est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome), constitue le lieu de la révélation divine. Si dans le christianisme Dieu s’est fait homme, dans l’islam comme dans le judaïsme Dieu s’est fait texte et les lettres sont le visage de Dieu, son seul visage, puisque toute autre représentation de Dieu est interdite.

Une science des lettres

La kabbale et le soufisme, qui constituent respectivement la dimension ésotérique de la tradition juive et de l’Islam, ont développé une véritable science des lettres permettant de lire dans le texte sacré le déploiement du monde et de son ordre secret. Les lettres préexistent et participent à la création du monde. Chacune d’elles est le réceptacle de la puissance divine. Chacune d’elles dans sa graphie révèle quelque chose du secret divin et possède une valeur chiffrée : les neuf premières servant à marquer les unités, les neuf suivantes les dizaines, les dernières les centaines.

Après la révélation coranique, le texte du Coran fut considéré comme un texte parfait exprimant les trésors de la sagesse divine et l’idée naquit que le Coran recelait, au-delà de son sens apparent, une pluralité de sens cachés. La spéculation sur les lettres s’est naturellement appuyée sur leur valeur chiffrée.

De même, la tradition juive décrypte les messages cachés dans le texte sacré à partir d’interprétations chiffrées :

  • « mère » se dit em = 1 + 40 = 41
  • « père » se dit av = 1 + 2 = 3
  • « enfant » se dit yehed = 10 + 30 + 4 = 44, c’est-à-dire la somme de « père » et « mère ».

En ajoutant « mère », em (41), et « homme », adam (45), on obtient 86 qui est le chiffre du nom de Dieu Élohim. Or le e et le m de « mère » constituent la première et la dernière lettre d’Élohim, les lettres restantes ayant valeur 45, ce qui peut se lire ainsi : Dieu fait à l’homme une place au sein de son propre nom pour qu’il puisse exister.

Aleph, symbole de l’unité divine et figure de l’homme

Aleph et beth, alif et ba ouvrent pareillement l’alphabet dans un double commencement : la première de valeur 1, signifiant l’unité divine en soi, la deuxième de valeur 2, signifiant l’unité divine mise en relation, c’est-à-dire le commencement de la création comme manifestation de Dieu, bénédiction mais aussi première séparation dans l’Être. Au Bereshit ( « au commencement » ) de la Genèse répond la Basmala, formule au nom de Dieu qui ouvre le texte du Coran. Aleph et alif contiennent en puissance la totalité des lettres et, plus largement, du créé.

« Aleph, aleph, bien que ce soit la lettre beth dont je me servirai pour opérer la création du monde, tu seras la première de toutes les lettres et je n’aurai d’unité qu’en toi ; tu seras la base de tous les calculs et de tous les actes faits dans le monde et on ne saurait trouver d’unité nulle part ailleurs, si ce n’est dans la lettre aleph » : c’est ainsi que, d’après le Zohar ou Livre de la splendeur, l’Éternel s’adresse à la lettre aleph, lettre muette et si humble qu’elle ne s’était pas présentée au moment où Dieu avait battu le rappel. Aleph, le premier de tous les signes, emblème du Un, est une lettre essentielle : s’il s’absente de la tête de emet, la vérité, il fait arriver met, la mort. Les kabbalistes y voient aussi le modèle du corps humain, la figure de l’Adam.

lle se décompose en effet dans sa graphie en trois lettres : en un waw couché et deux yod. Or, le waw qui signifie « crochet », « clou », évoque le lien entre la terre et le ciel, la colonne vertébrale et, plus profondément, la colonne de vérité grâce à laquelle le Divin pénètre dans la Création. Par sa valeur de six, il est associé aux six jours de la Création comme aux six lettres du Bereshit initial. Il est le lien de toute chose, c’est pourquoi il ne commence aucun mot de la langue hébraïque.

Quant au yod, qui signifie « main » ou « profil », de valeur 10, il représente la première lettre du tétragramme mais aussi la plus petite lettre de l’alphabet et celle qui, dans l’acte d’écrire, constitue le signe initial de chaque lettre. Elle est ainsi comparée au point originel de l’espace et du temps et renferme le secret de l’espace. En tant que nombre 10, elle est associée aux dix commandements et représente la main de l’homme.

Ainsi, dans sa graphie même, l’aleph symbole de l’Unité divine est en même temps la Figure de l’Homme dont la main gauche et la main droite se rassemblent de part et d’autre de la Vérité qui lui tient lieu de colonne vertébrale.

Lamed

En s’additionnant, les deux yod et le waw lui donnent la valeur 26, or 26 est précisément le nombre associé aux quatre lettres du tétragramme YHWH, le Nom divin imprononçable. Mais aleph peut aussi se décliner phonétiquement cette fois, en trois lettres : aleph, lamed, fe. Leur voisinage est significatif et se prête à l’exploration de vérités cachées : le lamed est la seule lettre ascendante de l’alphabet hébreu, la seule qui dépasse la ligne. Elle signifie « aiguillon », sa valeur chiffrée est 30. Sa forme suggère « une tour se dressant dans l’air », elle symbolise le désir d’apprendre et l’élévation du sage en quête de la vérité.

Au nombre 30 sont associés les trente jours du mois comme les trente justes à cause de qui Dieu ne détruit pas le monde. Elle constitue la dernière lettre de la Torah, puisque celle-ci se referme sur le mot « Israël ». Le fe, dont la valeur est 80 et qui signifie « bouche », renvoie à la bouche de Dieu révélant la Torah par la bouche de Moïse, au pouvoir de la parole, elle est ce qui contient l’Alliance.

Beth

On pourrait multiplier à l’infini les exemples dans les deux traditions. Le beth hébraïque est aussi l’initiale de baruch, la bénédiction ; elle est la première lettre féminine. Sa graphie représente une maison fermée sur trois côtés mais ouverte sur l’avenir de la ligne qui s’écrit. Elle a la valeur de 2 et enseigne qu’il y a deux mondes, celui de l’homme et celui de la femme, du Visible et de l’Invisible. Pareillement, le ba arabe, constitué à partir d’une ligne horizontale alors que l’alif est fait d’un trait vertical, peut se lire comme un « alif étendu » ou comme « la première communication divine descendue sur l’Envoyé de Dieu ». Dans le ba, l’alif est déployé en même temps que voilé.

Enfin, le qaf arabe et le kaph hébreu ont tous deux une valeur centrale. Dans la science des lettres, le qaf a pour valeur 100, il est associé au Nom suprême de Dieu, celui qu’on ne cesse de chercher, le centième, il est aussi le début du calame.

Il en va de même dans la tradition hébraïque. Il y a en effet dans la Bible deux manières pour Dieu de se nommer : Ani désigne le moi au sens humain du terme. Anokhi désigne Dieu dans sa majesté divine. L’anagramme du mot Ani est Aïn, qui signifie le néant. La seule chose qui empêche Anokhi de basculer dans le rien, c’est le kaph intermédiaire, ce kaph qui est précisément en hébreu comme en arabe, le signe de l’écriture. C’est donc à cause de l’écriture que le Moi absolu de Dieu ne peut pas se renverser dans le Néant1.

Le nom divin

Si limités soient-ils, on devine à travers ces quelques exemples la puissance inspirée de l’écriture dans ces deux traditions et la richesse qu’elle peut offrir dans l’interprétation du monde, car le monde est ici comme un texte caché. Cette puissance toutefois s’arrête dans les deux traditions au seuil d’un interdit : celui, dans la tradition arabe, de connaître avec certitude le centième Nom divin, le Nom suprême qui doit rester secret et ne se livre qu’au mystique qui s’abandonne à l’Être divin, celui, dans la tradition hébraïque, de prononcer le Nom divin exprimé dans les quatre consonnes du tétragramme YHWH.

Le cœur est la table qui porte les empreintes divines ; ou plutôt, le cœur est lui-même la Tabula Secreta.

Rajab Borsi

Notes

  1. D’après le récit de Claude Vigée, Dans le silence de l’Aleph.

Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

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