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Manuscrits sur ôles ou feuilles de latanier

Livre de bois
Livre de bois

© Bibliothèque nationale de France

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En Inde et dans le sud-est asiatique, les feuillles de différents types de palmier fournissent un support original au livre, utilisé depuis près de deux mille ans.

Le mot tamoul ôlei ( « feuille » ) a donné le français « ôle » ou « olle », qui désigne, depuis la fin du 17e siècle, la feuille de palme employée pour l’écriture des manuscrits de l’Inde et des pays indianisés du Sud-Est asiatique. Son usage remonte probablement à des temps très anciens, mais il n’est attesté qu’à partir de l’époque des Kusana (1er siècle de notre ère).

Il existe quelque deux mille cinq cents espèces de palmiers et celles utilisées pour la fabrication des manuscrits diffèrent selon les régions. Le latanier (Corypha lecomtei) au Cambodge, le tallipot (Corypha umbraculifera L.) au Sri Lanka, le palmier à sucre (Borassus flabellifer L.) en Birmanie sont les plus courants. Faciles à graver, souples et légers, les feuillets obtenus sont moins fragiles que le papier et résistent particulièrement bien au climat tropical.

La palme est coupée au moment où ses feuilles, encore tendres et non encore éployées, restent unies par leur pointe et se présentent comme un éventail plié. Coupées à leur extrémité, et alors déployées, les feuilles sont exposées pendant plusieurs jours à la rosée et au grand air. Elles restent empilées pendant un mois avant d’être séparées entièrement. Puis on les fait bouillir dans de l’eau de riz et sécher à plat au soleil. On les coupe alors à la dimension voulue : les feuilles de Corypha permettent de faire des manuscrits d’une longueur de cinquante à soixante centimètres, pour une largeur de cinq à six centimètres, mais on trouve aussi fréquemment des formats de vingt-cinq centimètres, assez commodes à manier. L’opération suivante consiste à les rassembler par paquets de cinq cents en les serrant dans une presse de bois. Une cuisson prolongée dans un fourneau de briques préserve les feuilles des moisissures ; enfin, elles sont nettoyées et poncées, une par une, avec du sable sec. On les réunit ensuite en liasses qu’on perfore d’un ou deux trous au moyen d’un fer passé au feu. La position de ces trous est fixée par une stance en sanscrit, qui peut se traduire ainsi :

La feuille devra être pliée en quatre [puis dépliée] et pliée à nouveau en trois. Les trous doivent être percés entre les deux pliures [ainsi définies].

Les copistes achètent les feuilles en piles, déjà passées au four, coupées et perforées, mais pas encore rabotées. Chaque feuillet doit alors être préparé par le graveur. Les lignes sont tracées au cordeau, parallèlement à la longueur, au moyen d’un tampon imbibé de noir de fumée ; on en compte en moyenne cinq par feuillet. Puis le copiste glisse le feuillet qu’il va graver sous les passants d’un petit coussin de format identique (il s’agit de feuilles du même arbre, cousues ensemble et enveloppées dans une housse de tissu). Il se sert d’un stylet à pointe métallique, qu’il aiguise régulièrement, de manière à inscrire aisément les lettres sans toutefois déchirer le feuillet – ceci est d’autant plus important qu’il écrit recto verso. Il s’assoit dans une position confortable, en général un genou relevé, l’autre au sol, et le dos contre une cloison ou un pilier. De sa main gauche appuyée sur le genou, il soutient avec quatre doigts le coussin et replie le pouce sur le feuillet. Le pouce sert ainsi de butoir au stylet que manie la main droite. La pointe du stylet est tenue bien droite, perpendiculairement à la feuille, et coincée dans une encoche pratiquée dans l’ongle du pouce. En même temps, le pouce gauche fait glisser la feuille de son côté, sous les passants du coussin, au fil de la gravure des caractères. Ainsi, la main droite ne court pas le long de la ligne.

Atharvana
Atharvana |

Bibliothèque nationale de France

Il reste ensuite à passer du noir de fumée sur les pages pour rendre la gravure lisible. C’est seulement à ce moment-là que le copiste voit ce qu’il a écrit. Pour éviter les ratures, il signale simplement les erreurs par un point placé au centre des caractères qu’il veut supprimer. Puis il relie les feuillets en passant dans le trou de gauche une cordelette composée de plusieurs fils de coton ou de soie tressés. Un espace est toujours ménagé dans le texte autour des trous, en prévision de l’usure. Les manuscrits sur ôles courtes ne comportent qu’un trou médian ; la cordelette passe donc par le centre.

En début et en fin de volume, on prévoit toujours quelques feuillets vierges pour protéger les pages gravées. Les pages sont numérotées au verso, dans la marge gauche, par les lettres de l’alphabet : on utilise le plus souvent les consonnes, auxquelles on associe successivement les signes voyelles. Le titre et le numéro de la liasse sont toujours mentionnés sur le feuillet supérieur. Le colophon est placé à la fin du texte. Les liasses peuvent être rassemblées entre des ais (planchettes de bois) et enveloppées dans une étoffe renforcée intérieurement de fines lattes de bambou. Au Cambodge, cette étoffe est attachée par un cordon assez épais, qui lie l’ensemble en cinq points, par trois tours à chaque fois. Ces nombres cinq et trois n’ont pas été fixés au hasard : ils renvoient, dans le contexte bouddhique, aux bases de la doctrine, soit les cinq agrégats ou constituants psychophysiques du corps, et les Trois Corbeilles du Canon (l’Abhidhamma ci-dessous en est la troisième partie).

L’Abhidhamma
L’Abhidhamma |

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La production des manuscrits s’arrête progressivement, comme en Europe, après le développement des premières imprimeries. Le même processus s’observe dans la péninsule indochinoise, les derniers manuscrits gravés sur ôles, commandes d’institutions savantes comme l’École française d’Extrême-Orient ou la Société asiatique, datant des années 1950. De nos jours, toutefois, la gravure sur ôles est encore pratiquée par quelques moines nostalgiques des traditions passées ou bien pour l’amusement des touristes (Sri Lanka, Thaïlande, Laos).

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