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Photographier la guerre

Une histoire du reportage de guerre
Les blessés écoutent le récit d’un rescapé de la bataille
Les blessés écoutent le récit d’un rescapé de la bataille

© Succession Mathieu Corman

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La guerre était un antique sujet de création plastique et l’apparition de la photographie au moment de la guerre de Crimée a constitué une révolution visuelle. À la représentation des phases aiguës succède la mise en valeur de la périphérie de la guerre, de l’attente et de l’après, des traces et des ruines, des cadavres, de l’instant et du détail.

De la guerre de Crimée à la Première guerre mondiale

Dans les grandes étapes d’une transformation de la vision, on peut distinguer la Première Guerre mondiale, dernière guerre peinte et dessinée, où se mettent en place des médias assurant une large diffusion de la photographie, la guerre d’Espagne à l’occasion de laquelle on assiste au changement du rôle et de la place du reporter-photographe (ce que symbolise Capa), la guerre du Vietnam, où la photographie reste prééminente, et la guerre du Golfe, où elle est confisquée par les militaires et supplantée par la télévision.

Les premiers reportages de guerre

On s’accorde généralement sur le fait que la guerre de Crimée a donné lieu au premier reportage de guerre photographique. En 1855, Roger Fenton puis James Robertson furent envoyés sur le front par la Reine Victoria, ce qui explique que les scènes de combats en mouvement, les blessés graves ou les morts ne figurent pas dans leurs photographies qui n’exploitent pas encore l’instantanéité (à cause des contraintes matérielles) et mettent en scène la guerre à des fins de propagande. Ce fut le premier traitement international d’un événement : prise de vue, vente et publication dans des pays différents, grâce au procédé au collodion et au tirage sur papier à l’albumine. Mais les dessinateurs-graveurs durent recopier les photos pour l’Illustrated London News par exemple, technique coûteuse et peu pratique, ou pour une exposition.
La mort est présente dans ces photos de manière métaphorique comme dans cette image intitulée « La vallée de l’ombre de la mort ». Des non-sujets apparaissent : traces, restes, sols labourés...

En revanche, Felice Beato a fait des photographies plus dérangeantes, et, pionnier de la photographie de guerre moderne, il réalisera des images de cadavres pendant la guerre de l’opium en Chine. Il faut rappeler que la presse ne pouvait pas encore reproduire les photos et que l’on devait passer par la gravure. Des peintres français, Jean-Charles Langlois et Henri Durand-Brager utilisèrent également la photographie. En fait, la guerre de Crimée a donné lieu à une production pléthorique d’images de toutes sortes : dessin, lithographie, gravure, peinture, photographie… et constitue une étape de la mise en place d’un nouveau régime des images. On commence à passer de la vision synthétique et épique du combat représenté par des peintres et graveurs à une vision plus analytique permise par la photographie.

M. Durand-Brager, correspondant en Crimée
M. Durand-Brager, correspondant en Crimée |

© L’Illustration

Le clocheton, attaques de gauche
Le clocheton, attaques de gauche |

© Bibliothèque nationale de France

La guerre de Sécession connut une importante couverture médiatique avec l’équipe de Mathew Brady et celle d’Alexandre Gardner et de Timothy O’Sullivan. Ils publièrent des photos de corps immobiles et les cadavres remplacèrent les gestes héroïques. Si la guerre de 1870 ne fut pas couverte par les photographes, le réalisme des dessins de Lançon, qui montrait dans l’Illustration les fosses communes, les transports de morts, les cadavres éparpillés, provoqua un scandale. La Commune de Paris vit le début de la commercialisation et de l’exploitation systématique de la photographie de guerre.

À l’occasion de la guerre russo-japonaise en 1904, le nouveau directeur de l’Illustration, René Baschet, fait le choix de la photographie aux dépens du dessin et publie les photos de Victor Bulla et de Jimmy Hare1, qui travaillaient de chaque côté du front. Les photos sont cependant retouchées à la gouache pour correspondre aux critères esthétiques de l’hebdomadaire. Elles sont publiées en séquences et ordonnées dans la page de manière à donner l’impression au lecteur qu’il est en train de regarder directement le conflit.

La photo lors de la Première Guerre mondiale

[[quote||content**[Les photos] C’est pour améliorer l’ordinaire. Le Miroir me les paie un louis et je trinque avec les copains. Je leur envoie du pittoresque. Rien que des secrets de polichinelle. Et puis il y a la censure à Paris. Vous ne risquez rien.__reference**Blaise Cendrars, La Main coupée]]

Au début du 20e siècle, des évolutions apparaissent dans le procédé de fabrication, dans le nombre et les demandes du lectorat, dans les maquettes avec une meilleure intégration des images, dans le contenu avec le développement des reportages et dans l’offre avec la diversification des genres, l’accroissement des formats et de la pagination.
Lors de la Première Guerre mondiale, on assiste à la fois à une explosion de la production artistique et à la montée en puissance de la photographie : photographie aérienne, photographie instantanée, photographie amateur, vues stéréoscopiques, cartes postales, services photographiques des armées...

À partir des années 1914-1916, la photographie devient majoritaire dans les magazines : « La Grande Guerre 1914-1918, réduisant la pagination des quotidiens, en chassa la photographie qui s’y était épanouie depuis 1902-1903. Ce fut au contraire un véritable âge d’or pour les magazines, qui permirent de « voir » la guerre, une guerre sans cadavre français, où les ruines attestaient de la barbarie allemande. Cette vision de propagande fit beaucoup pour le succès du Miroir, de L’Illustration qui parvint à tirer 300 000 exemplaires en 1915, de J’ai Vu, fondé par Pierre Lafitte en juillet 1914, et qui dura jusqu’à juin 1920, ainsi que d’autres titres lancés pour « raconter » la guerre : Pays de France, Sur le vif, La Guerre aérienne, Le Flambeau. » 2

Le Miroir[[note||Joëlle Beurier, « L’apprentissage de l’événement », Études photographiques, 20 | 2007, 68-83]] lance, par exemple, un appel aux amateurs et des concours pour retrouver la guerre : Il paiera n’importe quel prix les documents photographiques, relatifs à la guerre, présentant un intérêt particulier. En mars 1915, il lance le concours de la plus saisissante photographie de la guerre qui sera récompensée d’un prix de 30 000 francs, somme considérable.

Le Miroir
Le Miroir |

© Bibliothèque nationale de France

Le mythe du reporter de guerre

L’image du photographe Victor Bulla devant sa tente est publiée dans le numéro du 25 juin de l’Illustration pour illustrer un article intitulé « La photographie de guerre » : « […] sans parler des risques graves auxquels est exposé un correspondant de guerre, photographe ou journaliste, quand on sait dans quelles conditions sont obtenus ces résultats, avec quelles installations rudimentaires il faut opérer, sur le terrain, les manipulations si délicates de l’art photographique, on demeure un peu surpris et on ne songe pas à marchander son estime ou même son admiration à ces collaborateurs audacieux et fertiles en ressources. » C’est le début du mythe du reporter de guerre qui va se développer à travers la guerre d’Espagne et la guerre du Vietnam.
Grâce à la maniabilité des nouveaux appareils photographiques (Leica et Rolleiflex), à la qualité des pellicules sensibles, à l’efficacité des agences de presse et de la valise bélinographique, à l’engagement des photographes, la presse sera le médium qui a le plus diffusé et le mieux représenté la guerre d’Espagne. La photographie de guerre est en effet la seule à mêler voyeurisme et danger, le photographe est désormais proche de l’action et son engagement physique lui permet de prendre des photos d’action, des moments décisifs.

L’archétype de ce type de photographe est Robert Capa. Capa (pseudonyme d’André Friedman, 1913-1954), d’origine hongroise puis devenu apatride, a commencé sa carrière chez Dephot en Allemagne, est parti à Paris chez Vu pour échapper au nazisme puis à Londres au Picture Post. Il a fait partie de ces jeunes photographes qui ont couvert la guerre d’Espagne, ont contribué à redéfinir le rôle et la portée de la presse et de la photographie et ont propulsé le photojournalisme dans l’ère moderne. En effet, grâce à l’utilisation des nouveaux appareils de petit format, ils mettent au premier plan l’instantané qui donne l’illusion de la vie capturée dans son déroulement même. Ils prennent beaucoup de risques et d’ailleurs Gerda Taro, la compagne de Capa, photographe elle aussi, sera tuée accidentellement par un char républicain. Ils instituent les règles du grand reportage de guerre qui reposent sur la participation et l’engagement des photographes dont les noms apparaissent dans les magazines. Capa est l’auteur d’une photo-icône, la mort d’un milicien républicain fauché en pleine action, qui connaîtra un grand succès et dont la véracité est encore contestée. Il continuera sa carrière sur tous les fronts : Chine, Afrique du Nord, Italie, Omaha Beach, Berlin, Israël, l’Indochine où il trouvera la mort.

La mythologie du reporter de proximité continuera jusqu’à la guerre du Vietnam, pendant laquelle les photoreporters seront nombreux (35) à mourir. Pendant cette guerre, des reporters américains comme David Douglas Duncan et Larry Burrows contesteront la légitimité de la guerre et dénonceront l’engagement de leur pays.
Magnifiés par les médias, les romanciers, les scénaristes et les publicitaires, les photoreporters de guerre, ces êtres à part formant une petite communauté internationale, sont présentés comme des baroudeurs intrépides, débrouillards, rapides, doués de panache, au plus près du danger. Ils sont mus par la nécessité de témoigner, par la recherche de la vérité et de la justice. La croyance en la pureté de leur mission en fait les chevaliers des temps modernes.
Mais des photojournalistes nuancent cette réalité : Yann Morvan pense que c’est plus par le jeu du hasard que par engagement que certains se retrouvent sur les points chauds et Don McCullin parce que c’est un genre de vie qui leur plaît et non parce qu’ils veulent essayer de comprendre et de faire comprendre la tragédie humaine. Stanley Greene commente ainsi une de ses photos de Grozny montrant un homme blessé qui rampe dans la neige et regarde l’objectif : « Il est à quelques mètres de vous. Il a les jambes arrachées. Vous ne pouvez rien faire. Vous êtes complètement frustré. Vous vous sentez comme une merde. Et pourtant vous prenez la photo. Vous la justifiez en pensant : le monde doit savoir ce qui se passe ici. Foutaises… Ce n’est qu’un réflexe. Parce que vous avez peur, parce que vous ne voulez pas accepter que vous pourriez être à sa place. Votre appareil photo vous sert de bouclier. » 3

La concurrence de la télévision

« Le photoreportage, auquel la télévision a enlevé sa prééminence informative, n’a plus le monopole de la révélation visuelle comme après-guerre. Il lui faut mettre les bouchées doubles pour rattraper sa concurrente. Ce qu’il fera en épousant sa fonction – le témoignage à vif – et sa dynamique – la recherche du choc maximal. Il peut même, sur la voie de l’insoutenable, la doubler par un moindre encombrement. » 4

Les photographes seront victimes du succès de leur profession et du poids du mythe du photoreporter véhiculé en particulier par la guerre du Vietnam : ils deviennent trop nombreux (de 5 à 500 sur l’événement, du Vietnam à la Yougoslavie, selon Patrick Chauvel) et les images se vendent mal.
La télévision couvre en effet de plus en plus les événements grâce à l’allégement du matériel, et donc des équipes, et les satellites de communication permettent la retransmission en direct du monde entier. Les chaînes se multiplient et des chaînes consacrées en permanence à l’information comme CNN sont créées : elles permettent de voir tous les événements instantanément. Les équipes de télévision étaient par exemple majoritaires au Kosovo. À cause du handicap de la rapidité de la transmission les journaux perdent leur quasi-monopole sur l’information publique.

La télévision est devenue la source d’images principale et a banalisé l’image d’actualité. Du coup les journaux vont prétendre que les lecteurs ne sont pas intéressés par ce que montre si bien la télévision et utiliser moins de photographies. De leur côté les agences photographiques vont essayer de copier la télévision au lieu de se démarquer et vont s’intégrer dans l’uniformisation mondialisée.
Pour survivre à cette compétition les magazines vont se livrer à une surenchère notamment dans l’image violente, au risque que ces images ne nous fassent plus d’effet, car trop construites. Les magazines vont rechercher les images symboles qui résument toute une situation en utilisant en particulier la rhétorique binaire où s’opposent des éléments symbolisant le Bien et le Mal.

On utilise désormais de plus en plus de photographies d’écrans cathodiques dans les magazines et les quotidiens, ce qui souligne la dépendance de la photographie par rapport à la télévision dont les images se superposent à la réalité des événements. Les progrès techniques sont en partie responsables de l’accroissement de ce type d’images, que la profession appelle des « télégrammes ». On peut donc se poser la question de la disparition du photographe de guerre5.

Notes

  1. Thierry Gervais, token_0_link, Études photographiques, novembre 2010
  2. Feyel Gilles, « Naissance, constitution progressive et épanouissement d'un genre de presse aux limites floues : le magazine », Réseaux, 2001/1 n°105.
  3. Il était une fois la Tchétchénie, documentaire de Nino Kirtadze, 2001
  4. Régis Debray, « Le porno humanitaire » in L'œil naïf, Paris, Seuil, 1994, p.159
  5. Yan Morvan, Le photojournalisme, Paris, Victoire éditions, 2000

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