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Vers de nouveaux imaginaires sportifs

Entre fiction et rébellion
Ellen Page dans Bliss
Ellen Page dans Bliss

COLLECTION CHRISTOPHEL © Fox Searchlight Pictures / Mandate Pictures

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À la télévision, dans les stades, sur les sentiers de randonnée : le sport est partout. Loin de n’être qu’un passe-temps futile, il occupe la sphère médiatique, brasse des millions, se structure en fédérations et transforme les gens comme les sociétés. Mais aux marges des institutions sportives les plus médiatisées, d’autres pratiques physiques, moins connues, proposent une manière différente d’envisager le sport.

Le sport moderne ou la mise KO des jeux traditionnels

Les pratiques corporelles de loisir constituent de formidables indicateurs permettant d’observer les transformations de nos sociétés.

Le sport, tel que nous le connaissons aujourd’hui, compétitif, régulé et structuré, est une invention datant de la fin du 19e siècle. Avant l’exode rural qui conduit les familles à s’établir de plus en plus vers les villes, le temps libre s’articule entre cérémonies religieuses et rassemblements ludiques bien particuliers. Au lieu de se rendre au stade acclamer leurs équipes favorites, les individus participent à ce que l’on nomme aujourd’hui des « jeux traditionnels ». Qu’il s’agisse du gouren breton, de la voile antillaise ou de la joute languedocienne, ces pratiques reposent sur des traditions locales et sont rattachées à des communautés. Leur diffusion est limitée, cantonnée à un périmètre restreint.

Hercule participant aux Jeux
Hercule participant aux Jeux |

Bibliothèque nationale de France, sous convention Europeana ARMA - CC BY-SA 2.0

Compétition de gouren breton lors de la fête des druides au Mont Gildas
Compétition de gouren breton lors de la fête des druides au Mont Gildas |

Bibliothèque nationale de France

Au cours du 19e siècle, la révolution industrielle venue d’Angleterre gagne la France et s’accompagne de l’exportation de valeurs et de modes d’organisation qui transforment fondamentalement les sociabilités locales et paysannes. Autour de 1890, de nouvelles pratiques corporelles comme le football ou le rugby font leur apparition sur un modèle alors inédit : ces activités sont codifiées à partir d’un règlement partagé, structurées en associations, reposent sur un calendrier qui leur est propre et, enfin, dissocient strictement les joueurs des spectateurs. Le sport moderne est né.

Ces disciplines s'imposent progressivement jusqu’à devenir des modèles de référence. Leur succès réside dans leur capacité à reproduire et renforcer les valeurs et les normes en vigueur au sein des sociétés contemporaines occidentales : individualisme, rentabilité et course à la performance. L’historien Georges Vigarello qualifie le sport moderne de « contre-société idéale » offrant l’illusion parfaite d’une véritable égalité des chances entre participants : avec du travail et de la persévérance, quiconque peut s’affirmer et devenir le héros de demain. Véhiculant de nouveaux mythes, entre méritocratie et égalité des chances, les sports que l’on peut désormais qualifier de mainstream parce qu’ils dominent le monde sportif, vont progressivement s’imposer au détriment des rassemblements ludiques qui les précédaient. Deux scénarios s’offrent alors aux jeux traditionnels : disparaître ou se « sportiviser », c’est-à-dire gommer leurs particularités pour adopter le modèle sportif en vigueur, ses normes, ses valeurs et son organisation.

Affiche pour un match de football sponsorisé par Petrol Hahn
Affiche pour un match de football sponsorisé par Petrol Hahn |

Bibliothèque nationale de France

Le sport que l’on qualifie de « moderne » s’affirme donc depuis la fin du 19e siècle comme modèle dominant. Le succès planétaire des grands rassemblements sportifs, tels les Jeux Olympiques ou les Coupes du Monde de football suffit à s’en convaincre. Pourtant, au cours des années 1960, des pratiques nouvelles apparaissent et se structurent en marge des institutions sportives. Si elles reposent sur un véritable engagement corporel, elles refusent cependant de se plier aux règles du jeu compétitif.

La glisse ou l’émergence d’autres façons de faire du sport

Deux jeunes surfeuses
Deux jeunes surfeuses |

Wikimedia commons / Domaine public

Les sports de glisse nés dans le sillon des cultures américaines d’avant-garde comme la Beat Generation ou le mouvement hippie des années 1960 tendent à bousculer le sport mainstream. En effet, organisés en dehors de tout cadre institutionnel (les fédérations ou les clubs) et refusant dans un premier temps la compétition, les skateurs et les surfeurs n’entendent pas se soumettre aux rythmes sportifs en vigueur. Le but du jeu n’est désormais plus d’effectuer une performance mais de se libérer, par la pratique, de toutes contraintes sociales, dont le sport de compétition fait partie.

Qu’il s’agisse de la rue avec le skateboard, des airs avec le parapente, de la montagne avec le snowboard ou l’escalade, ou encore, de la mer avec le surf, les espaces extérieurs ou de plein air deviennent les nouveaux eldorados de poignées d’individus en quête de sensations fortes. À leur naissance, ces sports sont pensés par leurs pratiquants comme des réponses possibles au système compétitif et classant que représente le sport fédéral. La créativité et la possibilité de « faire soi-même », d’inventer son cadre de pratique et ses propres règles de fonctionnement deviennent les maîtres mots de ces sports de glisse.

Ces disciplines se caractérisent également par des sociabilités communautaires, qui s’expriment notamment par la maîtrise de codes propres à ce milieu. On peut citer le partage d’un langage commun ou l’adoption de styles vestimentaires distinctifs qui permettent d’identifier ceux qui appartiennent (ou non) à ces communautés. En offrant d’autres façons de concevoir le sport, ces disciplines constituent des alternatives créées par les pratiquants, pour les pratiquants, au sport institutionnalisé. Malgré cela, ces activités ne vont pas longtemps résister à l’appel de la compétition.

Affiche du film L'Été sans fin
Affiche du film L'Été sans fin |

Courtesy of Bruce Brown Films, LLC

Un surfeur californien dans le tombeau de Seti Ier
Un surfeur californien dans le tombeau de Seti Ier |

© Duane Michals. Courtesy of DC Moore Gallery, New York.

© Paris Musées, musée d'Art moderne, Dist. GrandPalaisRmn / image ville de Paris

En 1998, le snowboard est au programme des Jeux d’hiver de Nagano au Japon. En 2020, ce sont l’escalade, le skateboard et le surf qui ont cédé aux sirènes olympiques. Comme les jeux traditionnels avant eux, ces sports de glisse et de plein air ont connu des difficultés à résister au modèle sportif compétitif. Pourtant, l’apparition récente d’activités corporelles anti-conformistes montre que les terrains de sport restent encore et toujours des espaces d’invention et de création d’alternatives.

Les sports alternatifs ou résister à l’ordre sportif 

Personnes déguisées au marathon de New York
Personnes déguisées au marathon de New York |

Steven Pisano, FlickR / CC BY-SA 2.0

Les années 2000 ont vu se structurer un ensemble d’activités corporelles peu conventionnelles, comme le quidditch terrestre (désormais nommé quadball) et le roller derby, qui témoignent d’une volonté de ne pas toujours se satisfaire de l’offre sportive. Si, contrairement aux sports de glisse des années 1960, ces activités proposent chacune un modèle de pratique réglementé et compétitif, la forme qu’elles prennent à leur création peut surprendre. En effet, leur apparition est indissociable de l’usage d’un folklore venant rompre la quiétude d’un monde sportif très codifié. L’adoption de déguisements provocants ou amusants et la mise en place de rituels burlesques comme l’invention de « personnages » de jeu au roller derby, permettent de détourner et de parodier les codes du sport mainstream. En outre, ces pratiques défendent l’usage du do it yourself, mode d’organisation exprimant la volonté de repenser l’organisation collective dans un cadre sportif. Il semble que ces « nouveaux sports » participent à prolonger le positionnement initial des sports de glisse vis-à-vis du mainstream dans une volonté d’indépendance, mise en exergue par le désir de « faire soi-même ». En outre, bien qu’il ne s’agisse pas ici de se réapproprier des espaces policés, comme le font par exemple les skateurs, transformer les imaginaires et envisager d’autres modes d’organisation permet de subvertir un cadre donné, afin de s’en émanciper.

Match de quadball, dérivé du quidditch
Match de quadball, dérivé du quidditch |

Wikimedia Commons, Benhollandphotography / CC BY-SA 4.0

Cependant, dans un processus de «  sportivisation », le quidditch et le roller derby perdent progressivement l’ancrage folklorique sur lequel ils reposaient initialement et cèdent aux pressions du sport mainstream. Recherche de légitimité et enjeux liés à leur survie les ont rapidement encouragés à se rapprocher du monde sportif, en abandonnant les références fictionnelles ou les univers musicaux underground, en normalisant la pratique par des règlements internationaux et en mettant en avant la recherche de performance, souvent au détriment du fun.

Si ce sont désormais de « vrais sports », leur dimension alternative perdure cependant aux marges des terrains de sport. En affichant par exemple leur attachement aux luttes LGBTQIA+, ces sports défendent leur propre conception du sport de compétition : résolument plus inclusif. Le quidditch et le roller derby ne sont pas les seules activités à détourner les codes du sport. C’est également le cas du parkour, des arts martiaux historiques européens, du jugger ou encore de la pole dance : autant d’activités reposant sur des communautés de pratiquants défendant chacune des valeurs qui se détachent de celles plébiscitées par le sport mainstream. La recherche de fun et la création de nouveaux imaginaires sportifs semblent ici se substituer aux idéaux qui dominent le fait sportif, du mythe méritocratique aux injonctions liées au bien-être.

Démonstration de parkour à Gaza
Démonstration de parkour à Gaza |

Photo: Eoghan Rice / Trócaire, Wikimedia commons / CC BY 2.0

Combat de mêlée
Combat de mêlée |

Jonathuner, Wikimedia commons / CC BY-SA 3.0

Ces sports que l’on peut qualifier d’alternatifs offrent ainsi à observer le passage d’une logique consumériste, dans laquelle s’inscrivent les pratiques issues du sport moderne, à une logique incitative. De fait, ces sports s’appuient sur des communautés de pratiquants qui cherchent à ériger de nouveaux mondes sociaux au sein desquels une certaine critique du modèle sportif mainstream se maintient, allant du rejet de la compétition à la nécessité de reconnaître la non binarité du genre sur le terrain.

Provenance

Cet article a été rédigé en 2024.

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