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Anthologie

Le Jeu de l'Amour et du Hasard dans le texte

À propos du mariage

Marivaux, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, 1781, Acte I, scène 1

Sylvia, Lisette

SILVIA. - Mais encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments ?
LISETTE. -  C'est que j'ai cru que dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le monde ; Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu'il vous marie, si vous en avez quelque joie ; moi je lui réponds qu'oui ; cela va tout de suite ; et il n'y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai, le non n'est pas naturel.
SILVIA. - Le non n'est pas naturel ; quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous ?
LISETTE. - Eh bien, c'est encore oui, par exemple.
SILVIA. - Taisez-vous, allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n'est pas à vous à juger de mon coeur par le vôtre.
LISETTE. - Mon coeur est fait comme celui de tout le monde ; de quoi le vôtre s'avise-t-il de n'être fait comme celui de personne ?
SILVIA. - Je vous dis que si elle osait, elle m'appellerait une originale.
LISETTE. - Si j'étais votre égale, nous verrions.
SILVIA. - Vous travaillez à me fâcher, Lisette.
LISETTE. - Ce n'est pas mon dessein ; mais dans le fond voyons, quel mal ai-je fait de dire à Monsieur Orgon, que vous étiez bien aise d'être mariée ?
SILVIA. - Premièrement, c'est que tu n'as pas dit vrai, je ne m'ennuie pas d'être fille.
LISETTE. - Cela est encore tout neuf.
SILVIA. - C'est qu'il n'est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien.
LISETTE. - Quoi, vous n'épouserez pas celui qu'il vous destine ?
SILVIA. - Que sais-je ? Peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m'inquiète.
LISETTE. - On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde, qu'il est bien fait, aimable, de bonne mine, qu'on ne peut pas avoir plus d'esprit, qu'on ne saurait être d'un meilleur caractère ; que voulez-vous de plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux ? D'union plus délicieuse ?
SILVIA. - Délicieuse ! Que tu es folle avec tes expressions !
LISETTE. - Ma foi, Madame, c'est qu'il est heureux qu'un amant de cette espèce-là, veuille se marier dans les formes ; il n'y a presque point de fille, s'il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l'épouser sans cérémonie ; aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l'amour, sociable et spirituel, voilà pour l'entretien de la société : pardi, tout en sera bon dans cet homme-là, l'utile et l'agréable, tout s'y trouve.
SILVIA. - Oui dans le portrait que tu en fais, et on dit qu'il y ressemble, mais c'est un, on dit, et je pourrais bien n'être pas de ce sentiment-là, moi ; il est bel homme, dit-on, et c'est presque tant pis.
LISETTE. - Tant pis, tant pis, mais voilà une pensée bien hétéroclite !
SILVIA. - C'est une pensée de très bon sens ; volontiers un bel homme est fat, je l'ai remarqué. 
LISETTE. - Oh, il a tort d'être fat ; mais il a raison d'être beau. 
SILVIA. - On ajoute qu'il est bien fait ; passe. 
LISETTE. - Oui-da, cela est pardonnable. 
SILVIA. - De beauté, et de bonne mine je l'en dispense, ce sont là des agréments superflus.
LISETTE. - Vertuchoux ! si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire.
SILVIA. - Tu ne sais ce que tu dis ; dans le mariage, on a plus souvent affaire à l'homme raisonnable, qu'à l'aimable homme : en un mot, je ne lui demande qu'un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu'on ne pense ; on loue beaucoup le sien, mais qui est-ce qui a vécu avec lui ? Les hommes ne se contrefont-ils pas ? Surtout quand ils ont de l'esprit, n'en ai-je pas vu moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleures gens du monde ? C'est la douceur, la raison, l'enjouement même, il n'y a pas jusqu'à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu'on leur trouve. Monsieur un tel a l'air d'un galant homme, d'un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d'Ergaste : aussi l'est-il, répondait-on, je l'ai répondu moi-même, sa physionomie ne vous ment pas d'un mot ; oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d'heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l'effroi de toute une maison. Ergaste s'est marié, sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu'il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n'est qu'un masque qu'il prend au sortir de chez lui.
LISETTE. - Quel fantasque avec ces deux visages !
SILVIA. -  N'est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien chez lui, c'est un homme qui ne dit mot, qui ne rit, ni qui ne gronde ; c'est une âme glacée, solitaire, inaccessible ; sa femme ne la connaît point, n'a point de commerce avec elle, elle n'est mariée qu'avec une figure qui sort d'un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de froid et d'ennui tout ce qui l'environne ; n'est-ce pas là un mari bien amusant ?
LISETTE. - Je gèle au récit que vous m'en faites ; mais Tersandre, par exemple ?
SILVIA. - Oui, Tersandre ! Il venait l'autre jour de s'emporter contre sa femme, j'arrive, on m'annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d'un air serein, dégagé, vous auriez dit qu'il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore ; le fourbe ! Voilà ce que c'est que les hommes, qui est-ce qui croit que sa femme est à lui ? Je la trouvai toute abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer, je la trouvai, comme je serai peut-être, voilà mon portrait à venir, je vais du moins risquer d'en être une copie ; elle me fit pitié, Lisette : si j'allais te faire pitié aussi : cela est terrible, qu'en dis-tu ? Songe à ce que c'est qu'un mari.
LISETTE. - Un mari ? C'est un mari ; vous ne deviez pas finir par ce mot-là, il me raccommode avec tout le reste.

Marivaux, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, édition Touquet, Paris : Belin, 1821

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Arlequin séduit grossièrement Lisette

Marivaux, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, 1781, Acte II, scène 3

Lisette, Arlequin

ARLEQUIN. - Madame, il dit que je ne m'impatiente pas ; il en parle bien à son aise le bonhomme.
LISETTE. - J'ai de la peine à croire qu'il vous en coûte tant d'attendre, Monsieur, c'est par galanterie que vous faites l'impatient, à peine êtes-vous arrivé ! Votre amour ne saurait être bien fort, ce n'est tout au plus qu'un amour naissant.
ARLEQUIN. - Vous vous trompez, prodige de nos jours, un amour de votre façon ne reste pas longtemps au berceau ; votre premier coup d'œil a fait naître le mien, le second lui a donné des forces, et le troisième l'a rendu grand garçon ; tâchons de l'établir au plus vite, ayez soin de lui puisque vous êtes sa mère.
LISETTE. - Trouvez-vous qu'on le maltraite, est-il si abandonné ?
ARLEQUIN. - En attendant qu'il soit pourvu, donnez-lui seulement votre belle main blanche pour l'amuser un peu.
LISETTE. - Tenez donc petit importun, puisqu'on ne saurait avoir la paix qu'en vous amusant.
ARLEQUIN, lui baisant la main. - Cher joujou de mon âme ! Cela me réjouit comme du vin délicieux, quel dommage, de n'en avoir que roquille !
LISETTE. - Allons, arrêtez-vous, vous êtes trop avide.
ARLEQUIN. - Je ne demande qu'à me soutenir en attendant que je vive.
LISETTE. - Ne faut-il pas avoir de la raison ?
ARLEQUIN. - De la raison ! Hélas je l'ai perdue, vos beaux yeux sont les filous qui me l'ont volée.
LISETTE. - Mais est-il possible, que vous m'aimiez tant ? Je ne saurais me le persuader.
ARLEQUIN. - Je ne me soucie pas de ce qui est possible, moi ; mais je vous aime comme un perdu, et vous verrez bien dans votre miroir que cela est juste.
LISETTE. - Mon miroir ne servirait qu'à me rendre plus incrédule.
ARLEQUIN. - Ah ! Mignonne, adorable, votre humilité ne serait donc qu'une hypocrite !
LISETTE. - Quelqu'un vient à nous ; c'est votre valet.

Marivaux, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, Édition Touquet, Paris : Belin, 1821

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Lisette et Arlequin dévoilent leurs identités

Marivaux, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, 1781, Acte III, scène 6

Lisette, Arlequin

LISETTE. - Sachons de quoi il s'agit ?
ARLEQUIN, à part. - Préparons un peu cette affaire-là... (Haut.) Madame, votre amour est-il d'une constitution bien robuste, soutiendra-t-il bien la fatigue, que je vais lui donner, un mauvais gîte lui fait-il peur ? Je vais le loger petitement.
LISETTE. - Ah, tirez-moi d'inquiétude ! en un mot qui êtes-vous ?
ARLEQUIN. - Je suis... n'avez-vous jamais vu de fausse monnaie ? savez-vous ce que c'est qu'un louis d'or faux ? Eh bien, je ressemble assez à cela.
LISETTE. - Achevez donc, quel est votre nom ?
ARLEQUIN. - Mon nom ! (A part.) Lui dirai-je que je m'appelle Arlequin ? non ; cela rime trop avec coquin.
LISETTE. - Eh bien ?
ARLEQUIN. - Ah dame, il y a un peu à tirer ici ! Haïssez-vous la qualité de soldat ?
LISETTE. - Qu'appelez-vous un soldat ?
ARLEQUIN. - Oui, par exemple un soldat d'antichambre.
LISETTE. - Un soldat d'antichambre ! Ce n'est donc point Dorante à qui je parle enfin ?
ARLEQUIN. - C'est lui qui est mon capitaine.
LISETTE. - Faquin !
ARLEQUIN, à part. - Je n'ai pu éviter la rime.
LISETTE. - Mais voyez ce magot ; tenez !
ARLEQUIN, à part. - La jolie culbute que je fais là !
LISETTE. - Il y a une heure que je lui demande grâce, et que je m'épuise en humilités pour cet animal-là !
ARLEQUIN. - Hélas, Madame, si vous préfériez l'amour à la gloire, je vous ferais bien autant de profit qu'un Monsieur.
LISETTE, riant. - Ah, ah, ah, je ne saurais pourtant m'empêcher d'en rire avec sa gloire ; et il n'y a plus que ce parti-là à prendre... Va, va, ma gloire te pardonne, elle est de bonne composition.
ARLEQUIN. - Tout de bon, charitable Dame, ah, que mon amour vous promet de reconnaissance !
LISETTE. - Touche là Arlequin ; je suis prise pour dupe : le soldat d'antichambre de Monsieur vaut bien la coiffeuse de Madame.

Marivaux, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, Édition Touquet, Paris : Belin, 1821

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Dorante et Arlequin échangent leurs rôles

Marivaux, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, 1781, Acte I, scène 8

Dorante, Sylvia, Arlequin

ARLEQUIN. - Ah, te voilà, Bourguignon ; mon porte-manteau et toi, avez-vous été bien reçus ici ?
DORANTE. - Il n'était pas possible qu'on nous reçût mal, Monsieur.
ARLEQUIN. - Un Domestique là-bas m'a dit d'entrer ici, et qu'on allait avertir mon beau-père qui était avec ma femme.
SILVIA. - Vous voulez dire Monsieur Orgon et sa fille, sans doute, Monsieur 
ARLEQUIN. - Eh oui, mon beau-père et ma femme, autant vaut ; je viens pour épouser, et ils m'attendent pour être mariés, cela est convenu, il ne manque plus que la cérémonie, qui est une bagatelle.
SILVIA. - C'est une bagatelle qui vaut bien la peine qu'on y pense.
ARLEQUIN. - Oui, mais quand on y a pensé on n'y pense plus.
SILVIA, bas à Dorante. - Bourguignon, on est homme de mérite à bon marché chez vous, ce me semble ?
ARLEQUIN. - Que dites-vous là à mon valet, la belle ?
SILVIA. - Rien, je lui dis seulement, que je vais faire descendre Monsieur Orgon.
ARLEQUIN. - Et pourquoi ne pas dire mon beau-père, comme moi ?
SILVIA. - C'est qu'il ne l'est pas encore.
DORANTE. - Elle a raison, Monsieur, le mariage n'est pas fait.
ARLEQUIN. - Eh bien, me voilà pour le faire.
DORANTE. - Attendez donc qu'il soit fait.
ARLEQUIN. - Pardi, voilà bien des façons pour un beau-père de la veille ou du lendemain.
SILVIA. - En effet, quelle si grande différence y a-t-il entre être mariée ou ne l'être pas ? Oui, Monsieur, nous avons tort, et je cours informer votre beau-père de votre arrivée.
ARLEQUIN. - Et ma femme aussi, je vous prie ; mais avant que de partir, dites-moi une chose, vous qui êtes si jolie, n'êtes-vous pas la soubrette de l'hôtel ?
SILVIA. - Vous l'avez dit.
ARLEQUIN. - C'est fort bien fait, je m'en réjouis : croyez-vous que je plaise ici, comment me trouvez-vous ?
SILVIA. - Je vous trouve... plaisant.
ARLEQUIN. - Bon, tant mieux, entretenez-vous dans ce sentiment-là, il pourra trouver sa place. 
SILVIA. - Vous êtes bien modeste de vous en contenter ; mais je vous quitte, il faut qu'on ait oublié d'avertir votre beau-père, car assurément il serait venu, et j'y vais.
ARLEQUIN. - Dites-lui que je l'attends avec affection.
SILVIA, à part. - Que le sort est bizarre ! Aucun de ces deux hommes n'est à sa place.

Marivaux, Le Jeu de l'Amour et du Hasard, Édition Touquet, Paris : Belin, 1821.

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