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Daumier en son musée imaginaire

Planche n° 23 de la série « Les Bas-bleus ».
Planche n° 23 de la série « Les Bas-bleus ».

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Lorsque l’on feuillette les innombrables croquis livrés au Charivari, le dessin de Daumier apparaît avant tout fondé sur l’observation, mais se singularise tant par les cadrages et l’écriture lithographique que par la condensation des compositions. Grâce à son exceptionnelle mémoire visuelle, Daumier puise, pour concevoir ses œuvres, dans un large répertoire d’images, véritable musée imaginaire qui transcende l’histoire de l’art.
 

La culture visuelle de la caricature

On peut tenter de mettre en évidence les strates du musée imaginaire de l’artiste : il s’agit en premier lieu d’une culture visuelle meublée de caricatures que Daumier connaît très bien. Il travaille pour Philipon et son beau-frère Aubert, l’importateur en France des caricatures anglaises, depuis Gillray jusqu’à Lord Seymour. Il est proche de Baudelaire et de Champfleury, les premiers historiographes, en France, de cet art dont Baudelaire s’avère aussi le théoricien.

Ces faits sont bien connus et je rappellerai plutôt l’existence d’une autre source, publiée par Jaime, publiciste qui les a précédés et qui fut l’un des légendeurs de Daumier : Le Musée de la caricature, publié en 1836. Ce livre contenait un recueil de planches depuis le 16e jusqu’au 19e siècle. Son texte, aux livraisons confiées à différents contributeurs par le rédacteur de l’ouvrage, qui en était avant tout le directeur artistique, prétendait analyser l’histoire de la caricature en France depuis les origines. Peu connu aujourd’hui, il a été principalement évoqué par les historiens de la Révolution, aux alentours du bicentenaire de 1789, à cause du large corpus de caricatures qu’il reproduisait. Daumier s’est inspiré de certaines des gravures, en particulier dans la série des Bas-bleus.

Les scènes satiriques

Lorsqu’il se moque des cas où l’homme et la femme échangent leurs rôles, des situations qui révèlent un couple mal assorti (auquel s’en prend le rite populaire du charivari, dénomination reprise par le titre du grand journal auquel Daumier a collaboré dès sa création en 1832), Daumier quitte le portrait-charge pour un autre registre caricatural, celui de la scène satirique. Issue du monde médiéval, celle-ci, que privilégie le Musée de la caricature, dénonce les vices, et s’en prend aux perturbations des normes sociales. Dans une planche, qui reproduit à l’eau-forte au trait l’illustration d’un manuscrit autographe d’un négociant anversois, Le Traité de la patience, de la collection Leber, l’enfant apparaît comme la vraie victime du couple perturbé par un mauvais comportement de la femme qui s’impatiente contre son mari. La situation évoque le scénario de la planche 7, publiée dans Le Charivari du 26 février 1844, de la série Les Bas-bleus de Daumier – un ensemble dont la source la plus évidente se trouve pourtant chez Hogarth, dans la suite du Marriage à la mode. L’analogie apparaît moins dans le titre de la planche de Jaime Le mari patient (16e siècle) que dans un passage du commentaire démontrant que le pire des maux pour un mari est une méchante femme enragée contre lui : « pendant ce temps, l’enfant est trop près du feu, l’enfant brûle, l’enfant crie ». La légende autographe de Daumier dans l’épreuve de la collection Curtis, très drôle, se présente ainsi : La mère est dans le feu de la composition, l’enfant est dans l’eau de la baignoire. Il n’y a pas d’analogie terme à terme entre la conception et la légende des deux œuvres, mais une résonance dans le message, accompagnée de condensations et de déplacements dont la rhétorique, fondée sur le rapport entre texte et image, ressemble au travail de la mémoire opérant à partir d’un document déjà vu…

La mère est dans le feu de la composition, l’enfant est dans l’eau de la baignoire
La mère est dans le feu de la composition, l’enfant est dans l’eau de la baignoire |

Bibliothèque nationale de France

Tous les mécanismes de la création lithographique de Daumier témoignent de son aptitude à combiner des sources multiples et à transformer des motifs préexistants. Ici, la scène de mœurs conjugales traitée à la manière de Hogarth rejoint la tradition graphique « du monde à l’envers » et de la « dispute de la culotte » dans laquelle le mari se trouve soumis à sa femme, tandis que cette dernière néglige son rôle familial et maternel ; ce désaccord crée une situation dont l’enfant fait les frais, comme l’indique la planche de Jaime, possible substrat de l’invention de Daumier dans cette lithographie.

La référence à la Renaissance

L’importance de la référence à la Renaissance, dispersée à travers l’œuvre lithographique et moins évidente de prime abord, donne tout son sens à l’expression de « Michel-Ange de la caricature » dont on habille parfois Daumier. En feuilletant l’œuvre lithographique de l’artiste dans les années 1830, l’on peut en effet relever des citations de gravures de la Renaissance, et noter, à différentes époques, des réinterprétations de la sculpture funéraire, qu’il doit probablement à la vaste culture visuelle acquise auprès d’Alexandre Lenoir, son initiateur artistique, qui avait été le fondateur du musée des Monuments français et l’un des premiers défenseurs de la Renaissance française.

De plus, certaines de ses caricatures font alors référence à Rabelais, en particulier la célèbre planche de Gargantua. Enfin, dans les caricatures de la Seconde République, et celles du cycle de Ratapoil, Daumier s’inspire du style de la gravure de l’École de Fontainebleau : ainsi, en 1848, la silhouette maniériste de la République de Belle dame, voulez-vous bien accepter mon bras, – votre passion est trop subite pour que je puisse y croire !

Planche n° 212 de la série « Actualités ».
Planche n° 212 de la série « Actualités ». |

Bibliothèque nationale de France

Pour un caricaturiste tel que Daumier, la Renaissance se détache en effet comme un moment fondateur, comme le montrent Baudelaire et Champfleury, après Jaime. Cette idée, nullement remise en cause depuis, a été par exemple défendue par Werner Hofmann et Michel Melot : l’invention de la caricature, « petit portrait chargé », selon la définition de Carrache, présuppose une conception de l’individu qui se fait jour au 16e siècle et qui se manifeste fortement au 19e siècle aussi ; la caricature est avant tout une modalité du portrait qui accentue les particularités physionomiques du modèle et joue avec une distorsion du canon de proportions revalorisé depuis la Renaissance dans les académies. Au beau idéal, s’oppose « la formule idéale de la difformité, la caricature ». Dürer juxtapose toute une gamme de profils caricaturaux dans ses Études de têtes, un dessin à la plume de 1513 que reproduit Champfleury dans son Histoire de la caricature moderne, exactement comme Daumier rassemble la panoplie des portraits-charges des célébrités du juste-milieu dans Le Ventre législatif, planche de L’Association mensuelle publiée en 1834 ; quant à Vinci, ses études de têtes, diffusées par la reproduction, visent à caractériser des physionomies marquées par le vieillissement, thème que l’on retrouve chez Daumier depuis la période des bustes-charges jusqu’aux dernières lithographies.

La référence aux beaux-arts

Il n’est pas toujours aisé de repérer ces résonances visuelles dans l’œuvre de Daumier, parce qu’il les superpose souvent, dès ses premières œuvres. S’il doit avant tout à Géricault les effets de contraste lithographique de L’épicier qui n’était pas bête leur envoyait de la réglisse qui n’était pas sucrée du tout, n’a-t-il pas apprécié dans une planche comme celle de Gaillon la façon dont le mur clair se détache sur l’arrière-plan plus sombre, et dont la pierre, rendue par le crayon lithographique, joue avec la lumière et les ombres ? Pourtant l’étude de ses caricatures fait apparaître ce travail d’intericonicité par lequel Daumier, loin de se référer uniquement à l’art de la caricature, que ses contemporains commencent à collectionner ou étudier en tant que telle, renvoie aussi aux beaux-arts, dans toutes leurs périodes, depuis l’Antiquité jusqu’à la période contemporaine dont, inventeur du Salon caricatural, il se moque, entre autres, dans la courte série du Salon de 1840.

L'épicier de juillet 1830
L'épicier de juillet 1830 |

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Le Beau Narcisse
Le Beau Narcisse |

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La série Histoire ancienne s’avère être une critique virulente et drôle de la peinture d’histoire et de la culture classique, qui annonce le ton d’Offenbach et de Jarry, par exemple dans Télémaque et Mentor. Daumier, en même temps, y énonce son art poétique de caricaturiste, par une suite de métamorphoses parodiques parallèles et opposées aux mises en situations multiples de Robert Macaire, que stigmatise son autre grande série, dont l’une des planches le montre lui-même dessinant sur la pierre dans son atelier, face à son patron Philipon-Robert Macaire. Il devient tour à tour Clytemnestre et Pygmalion, en caricatures qui s’inspirent de sujets bien connus dont sont tirées les toiles célèbres de Guérin et Girodet : Clytemnestre est penchée sur son ouvrage qu’elle refait chaque nuit comme le caricaturiste, chaque jour, reprend sa pierre ; quant à Pygmalion, il donne vie à la statue comme le caricaturiste anime ses personnages, selon un mythe dans lequel Eisenstein a perçu une parabole du travail du cinéaste. En réponse à l’invention de la photographie et à la vogue narcissique du portrait, le caricaturiste ressemble au « beau » Narcisse qui, famélique et mis à nu, tel l’agneau de la fable de La Fontaine, contemple son reflet dans les ondes – un reflet déformé par le courant qui mire sa laideur.

Plusieurs lithographies qui transposent le format des bas-reliefs des concours d’esquisses imposés aux élèves sculpteurs tournent en dérision la formation des artistes à l’École des beaux-arts. Mais en retour ne s’agit-il pas là d’un hommage indirect du caricaturiste lithographe à son propre art de dessinateur sur pierre ? Et ce caricaturiste ne s’inspire-t-il pas de la transposition d’art de Delacroix lithographe dans son interprétation des médailles antiques autant que du thème d’actualité des archéologues en mission qui exhument des fragments du passé et leur restituent la fraîcheur du présent et la saveur de la vie ?

Un dialogue entre les expressions artistiques

Le style de Daumier s’est forgé dans le dialogue entre les expressions artistiques qui se répondent à l’intérieur de son œuvre : telle est l’originalité de son écriture plastique qui s’exprime dans plusieurs modes, comme le fait aussi Millet. C’est ainsi que l’identité stylistique des lithographies de Daumier se constitue en relation tant avec les différentes expressions artistiques qu’il a regardées, celles qui forment son musée imaginaire de caricaturiste, qu’avec celles qu’il a lui-même pratiquées.

Sculpture

La sculpture est importante tout au long de sa carrière, mais particulièrement à l’époque des bustes ayant servi de maquette aux lithographies des personnages réunis sur les bancs de l’hémicycle, dans la grande synthèse collective du Ventre législatif et de son « juste-milieu », puis à celle de Ratapoil, « personnage reparaissant » qui hante la production anti-bonapartiste de 1850 et 1851, pour la genèse duquel s’établit un jeu complexe entre lithographie et sculpture ; le rapport entre lithographie, dessin et peinture s’accuse et se renforce à partir de 1848, date à laquelle Daumier participe au concours pour la figure de la République, qui le conduit à la première exposition publique de sa peinture.

Le départ pour le bal. Psiché [sic] et l’amour
Le départ pour le bal. Psiché [sic] et l’amour |

Bibliothèque nationale de France

La République
La République |

© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Peinture

Le rapport entre lithographie, dessin et peinture s’accuse et se renforce à partir de 1848, date à laquelle Daumier participe au concours pour la figure de la République, qui le conduit à la première exposition publique de sa peinture. Daumier, répondant à la règle du concours qui imposait aux concurrents une signature cryptée, « signe » son tableau de la marque des compagnons tailleurs de pierre, gravée en trompe-l’œil à la surface d’un bloc qui fait partie du socle de la République, ce qui peut s’interpréter autant comme une référence compagnonnique, voire maçonnique, que comme sa signature de lithographe.

Photographie

Un dernier mode d’expression à avoir intéressé Daumier, voisin de Nègre au quai d’Anjou, et ami de Nadar et de Carjat, est le médium photographique dont l’invention lui est contemporaine : ses lithographies entrent tantôt en compétition avec le nouveau procédé, comme dans l’instantané qui montre Nadar « élevant la photographie à la hauteur d’un art », en équilibre dans la nacelle de son ballon, le corps désarticulé dans une pose alors insaisissable à une photographie ; tantôt elles s’inspirent des nouveaux procédés de cadrages et des effets de lumière offerts à la photographie, comme dans Le Grand Escalier du Palais.

Les grands tournants stylistiques

Cette influence des différents médias traverse les grandes étapes de la production de Daumier, dans une alternance entre le politique et le social dictée par les accalmies de la censure.

Les temps de caricature politique : un style affirmé

Dans les phases politiques, il est amené à récapituler ses acquis graphiques, il sait trouver, selon le mot de Michelet évoquant le souvenir du Dernier Conseil des ex-ministres, « la juste formule » 

Dernier conseil des ex-ministres
Dernier conseil des ex-ministres |

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Il s’agit essentiellement de trois périodes : celle des caricatures de jeunesse parues dans les années 1830-1835 et de la « guerre de Philipon contre Philippe », où la poire est, comme l’écrit Baudelaire « accommodée à toutes les sauces » et où Daumier s’exerce au portrait-charge, en relation étroite avec les bustes modelés en terre crue ; celle de la Deuxième République, que Daumier consacre à la galerie des Représentants représentés et où il retrace les mœurs parlementaires de la démocratie qui fait pour la première fois l’épreuve du suffrage universel, tandis qu’il ne consacre qu’un petit nombre de caricatures à la révolution de Février : ainsi, Le Gamin de Paris aux Tuileries, dont se sont souvenus par la suite Flaubert dans L’Éducation sentimentale et Eisenstein dans Octobre ; enfin, celle de l’Empire libéral prolongée par la Commune et l’Année terrible, dernière période qui représente le point d’orgue de son œuvre tandis que Daumier redécouvre l’éloquence de la grande satire en recourant au grand genre de l’allégorie qui montre les misères de la France en deuil, avec une puissance d’expression liée à une extrême sobriété des moyens, qui confine à l’abstraction visionnaire.

Page d’histoire
Page d’histoire |

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Le Peuple souverain
Le Peuple souverain |

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Les temps de censure : libération par le croquis

Dans les phases intermédiaires, celles des périodes de censure où Daumier perd la liberté d’exprimer ses idéaux républicains, il gagne en retour celle de choisir, hors de toute actualité, les « petits riens » de la vie quotidienne auxquels s’attarde son regard ; c’est alors que s’opèrent de grands tournants stylistiques, que se repèrent les motifs obsédants de son œuvre, les leitmotivs qu’il réinterprète d’âge en âge et qui traversent ses différents modes d’expression : telle ou telle figure montrée tantôt à l’envers, tantôt à l’endroit, tel ou tel geste du bras amplement déployé, tendu jusqu’à l’extrémité de l’index comme dans Une péroraison à la Démosthène, tel ou tel tour d’expression plaqué sur un visage…

Revenant sans cesse aux mêmes lieux, qui servent de théâtre récurrent à sa « comédie humaine », Daumier décrit les salles d’audience, les chambres conjugales, les salles de spectacle, les lieux d’exposition et, enfin, la rue et ses passants, nuit et jour, et par tous les temps. Ces périodes-là sont celles des « croquis », selon une formule souvent utilisée dans les titres des séries : Daumier se laisse aller à tracer des compositions drôles, extrêmement modernes par le dessin, par le rapport entre les pans de lumière et d’ombre et par l’articulation des plans qui se trouvent plaqués les uns sur les autres dans une conception de l’espace toute particulière.

Madeleine - Bastille. Un zeste, un rien... et l’omnibus se trouve complet.
Madeleine - Bastille. Un zeste, un rien... et l’omnibus se trouve complet. |

Bibliothèque nationale de France

Viennent d’abord les tableaux de Paris des années 1840, si proches par l’inspiration des poèmes en prose de Baudelaire et de certaines évocations de Balzac dans Ferragus ou La Fille aux yeux d’or, ce sont de petites scènes de genre, souvent présentées en vignette, où tout se joue dans la tension entre l’intimisme de la scène, voire son lyrisme, et l’intention caricaturale qui n’est jamais démentie ; puis, sous le Second Empire, alors que Daumier se trouve pendant trois ans chassé du Charivari, il se surpasse en quelques planches composées pour Le Boulevard que dirige son ami, le caricaturiste-photographe Carjat, parmi lesquelles Madeleine-Bastille et Nadar élevant la photographie à la hauteur d’un art.

À son retour au Charivari, son dessin a acquis une dextérité, une liberté et une audace inouïes, et la lithographie se rapproche de plus en plus de l’aquarelle que collectionnent les amateurs : Daumier maîtrise toutes les ressources techniques de la lithographie, rehaussant de blanc ses planches par des grattages, réservant des surfaces qui font vibrer le blanc du papier avec le noir de l’encre auquel les meilleures épreuves confèrent une intensité exceptionnelle, comme dans La Crinoline par temps de neige, petit tableau lithographique de la série Croquis d’hiver où le trait d’humour est renforcé par la parole du concierge transcrite avec verve dans la légende. À la psychophysiologie de la bourgeoisie dont Daumier montre, selon le titre même d’une série, « les cinq sens », s’ajoute le sentiment de l’éphémère et des variations météorologiques : la pluie battante zèbre les planches, les flocons de neige poudroient sur la feuille, la canicule blanchit la page, les feuillages des arbres se parsèment de taches entre ombre et lumière dans un jeu impressionniste…

Artiste aux talents multiples, Daumier garde une certaine unité dans son art. La caricature en poire de Louis-Philippe aux trois visages, tel un Hermès trismégiste, peut apparaître comme son manifeste, non sans référence à L’Allégorie de la Prudence du Titien, tableau-emblème. Joignant le texte de la légende à l’image, la planche Le Passé, le Présent, l’Avenir devient une image-temps qui met en scène la métamorphose du portrait-charge du Roi, par le dessin lithographique, interprété en clair-obscur comme le volume sculptural d’une triple tête dont Daumier, par la caricature, fait apparaître l’architecture, celle d’un seul visage à trois faces.

Provenance

Cet article provient du site Daumier et ses héritiers (2008) et a été révisé en 2022.

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