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Proust, dans l'atelier du roman

Aperçu du fonds Proust : placards, cahiers et pages détachées
Aperçu du fonds Proust : placards, cahiers et pages détachées

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Proust entreprend en 1908 un chantier d’écriture qui va devenir À la recherche du temps perdu. Ce nouveau départ fait suite à la mort de ses parents et à un retour à l’écriture en 1907. De nouveaux supports d’écriture apparaissent et vont devenir de plus en plus nombreux, Proust occupant tout l’espace de papier que lui offrent les différentes phases de l’écriture.

Vers le roman : carnet et feuilles volantes

1908 est une année décisive qui commence par l’apparition d’un nouveau support, des carnets longs et étroits à la couverture en tissu ornée d’une silhouette de dandy. Ils sont offerts à Proust par Mme Straus, la veuve du compositeur Georges Bizet, pour les étrennes. L’écrivain en devenir y note très vite ses projets et, lors de son séjour au Grand Hôtel de Cabourg, des souvenirs involontaires comme celui où « la glace carrée » de sa chambre lui rappelle celle du séjour à Evian, avec sa mère. Il inscrit aussi des notes sur le projet Contre Sainte-Beuve qui va l’occuper dans les derniers mois de 1908. 

Tout au long de l’écriture du roman, l’écrivain consigne dans ces carnets et dans l’agenda de 1906 notes de lecture, brouillons, expressions lues ou entendues, réflexions, adresses et numéros de téléphone. Il en arrache parfois des pages, les annote au crayon de couleur, y ajoute des notes en interligne.

Agenda 1906 et carnets de Marcel Proust
Agenda 1906 et carnets de Marcel Proust |

Bibliothèque nationale de France

Les Cahiers, laboratoire du roman

Lancé dans son projet romanesque Proust écrit d’abord sur des feuilles volantes, les mêmes que celles utilisées pour les textes des Soixante-quinze feuillets, et très vite utilise des cahiers, comme au temps des traductions de Ruskin réalisées avec l’aide de sa mère. Le choix est aussi pratique : épais et rigide, le cahier permet d’écrire sans quitter son lit. L’écrivain utilise en priorité les pages de droite, la page de gauche devenant une réserve pour des ajouts et des notes. Parfois il retourne même le cahier et l’utilise à l’envers.

Le cahier est le véritable laboratoire où se déploie la créativité de Proust en strates successives, par ajout de nouveaux épisodes, collage de papiers, indications de montage, note d’une idée nouvelle, « capitalissime ». On peut ainsi trouver dans un même cahier des textes de dates et de sujets très différents, des notes pour d’autres parties du roman. On possède quatre-vingt-quinze cahiers mais il est probable qu’une grande partie ait disparu. Céleste Albaret, au service de Proust à partir de 1914, a ainsi confié avoir brûlé trente-deux cahiers à la demande de Proust.

Un désordre organisé

L’ensemble donne l’impression d’un grand désordre que Proust tente d’organiser en numérotant ses cahiers de moleskine noire en chiffres romains ou arabes, en leur donnant des noms : « Serviette », « Dux », « Fridolin », « Querqueville », « babouche », « vénusté » ou par allusion à la couleur et la texture de leur couverture : « gros cahier rouge », « Cahier vert », « cahier rouge glissant », « cahier noir Serviette ». Cela lui permet de renvoyer d’un cahier à un autre par des « notes de régie » ou même des dessins pour raccorder deux textes éloignés mais constituant un tout.

Cahier 4 de Marcel Proust
Cahier 4 de Marcel Proust |

Bibliothèque nationale de France

Les cahiers sont également organisés en séries, plus ou moins cohérentes, en fonction de leur destination. À côté de ces cahiers de brouillon où le roman se développe sans se mettre réellement en ordre, Proust utilise des cahiers de montage où il reprend les épisodes élaborés au préalable afin de les inscrire dans une continuité narrative. Viennent ensuite les cahiers de mise au net, où le texte se réorganise encore et s’amplifie.

À ce stade, Proust numérote les pages, mais bien souvent il modifie la pagination pour recomposer son texte ou ajouter des épisodes. Il faut alors sauter plusieurs pages, parfois même changer de cahier pour suivre le fil du récit.

Avec le temps le fonctionnement des cahiers se fait plus cohérent : les vingt cahiers de mise au net des quatre derniers volumes (Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, Albertine disparue, Le Temps retrouvé) constituent un ensemble cohérent et continu, même si Proust continue à supprimer, déplacer et ajouter des épisodes. 

Le moyen le plus spectaculaire de réaliser ces ajouts est ce que Proust appelle des « paperolles ». Le mot est inspiré d’une technique de décoration utilisant de fines bandelettes de papier roulées sur elles-mêmes. Il désigne chez Proust les bandes de papiers insérés dans les cahiers. Elles sont constituées de plusieurs morceaux « collés les uns aux autres ». Pouvant mesurer plusieurs dizaines de centimètres – certaines atteignent quasiment deux mètres de longueur – elles sont repliées sur elles-mêmes en de fragiles accordéons de papier. Proust les évoque à plusieurs reprises dans son roman pour tisser un lien entre l’auteur et le personnage narrateur.

Paperolle enroulée sur elle-même
Paperolle enroulée sur elle-même |

Bibliothèque nationale de France

Vers l’édition : dactylographies et épreuves

On trouve également des paperolles dans les dactylographies que le cahier de mise au net permet de réaliser. La dactylographie est le document envoyé à l’imprimeur pour réaliser le livre. Pour le premier volume (Le Temps perdu, devenu Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs), Proust a recours à Albert Nahmias qui met de l’ordre dans les cahiers, parfois même les recopie, afin de faciliter le travail des dactylographes, sans s’interdire des remarques sur le récit ou l’écriture, indéchiffrable. Il arrive que l’écrivain lui-même dicte directement son texte, comme il le fait avec Miss Hayward, la dactylographe du Grand Hôtel de Cabourg.

Cahier de Marcel Proust
Cahier de Marcel Proust |

Bibliothèque nationale de France

Il dicte également Le côté de Guermantes et l’épisode de la mort de la grand-mère à Alfred Agostinelli, son chauffeur devenu son secrétaire en 1913. Puis, après que Proust a signé un contrat avec Gallimard, le travail est effectué par des professionnels attachés à la maison d’édition, apportant plus de rigueur et moins de fautes dans le document.

À l’ombre des jeunes filles en fleurs n’a cependant pas fait l’objet d’une dactylographie. Proust combine, avec l’aide d’une secrétaire de Gallimard, des pages découpées dans les cahiers, des feuilles volantes, des morceaux de pages déjà imprimées pour (re)composer son texte en une mosaïque fascinante qu’il nomme « le cahier violet ».

Cette manière de procéder permet à l'écrivain de se livrer à toutes les modifications qu’il souhaite. Elles sont encore très nombreuses à ce stade de son travail, ce qui rend souvent les dactylographies difficiles à lire. L’état du texte que Proust envoie à ses éditeurs en 1912 et 1913 explique en partie le refus dont son roman a fait l’objet.

C’est aussi sur la dactylographie d’Albertine disparue que, quelques jours avant sa mort, Proust raye une grande partie de son texte, sans qu’on puisse savoir ce qu’il souhaitait réellement faire en accomplissant ce geste qui laisse À la recherche du temps perdu inachevable.

Dactylographie de Du côté de Guermantes
Dactylographie de Du côté de Guermantes |

Bibliothèque nationale de France

Éprouvantes épreuves

À partir de la dactylographie, l’imprimeur réalise les épreuves, ultime support du texte et premier état du livre publié. Ce sont de grandes pages, des « placards », comportant plusieurs pages du roman. À ce stade, l’auteur corrige les fautes qui lui ont échappé ou celles dues à l’imprimeur, mais Proust en profite pour se livrer une nouvelle fois à un travail de réécriture. L’écrivain découpe, colle, ajoute, supprime, et il faut parfois jusqu’à cinq jeux d’épreuves pour arriver au texte publié en volume, au grand désespoir de l’imprimeur qui doit recomposer totalement le texte, ce qui pour les premiers volumes se fait lettre à lettre. Ce travail a un prix : pour Du côté de chez Swann, publié à compte d’auteur, Proust a ainsi dû débourser 1066 francs soit environ 3000 €.

En définitive, on peut dire que les supports utilisés par Proust incarnent son rapport à l’écriture : ils évoluent et se diversifient en suivant ses progrès d’écrivain et illustrent que l’écriture est avant tout réécriture.

Placards corrigés de Du côté de chez Swann
Placards corrigés de Du côté de chez Swann |

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Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Marcel Proust : la fabrique de l'œuvre, présentée à la BnF du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023.

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