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Proust, une écriture à l’ombre de la mère

Les Plaisirs et les Jours, manuscrits autographes
Les Plaisirs et les Jours, manuscrits autographes

Bibliothèque nationale de France

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De Marcel Proust on connaît la madeleine, les phrases longues, son image de grand écrivain du 20e siècle, auteur d’À la recherche du temps perdu. On sait moins sa difficile venue à l’écriture romanesque et le long travail sur son roman, laissé inachevé à sa mort. En route pour une promenade dans l’atelier de l’écrivain à la découverte de ses supports d’écriture et de l’histoire qu’ils racontent.

Écrire… sur tout

Proust écrit son premier livre sur un grand nombre de supports et utilise de l’encre noire ou violette, des crayons à papier gris ou bleus. Le manuscrit des Plaisirs et des jours, recueil de poèmes en prose et de nouvelles, est ainsi composé de papiers de différentes qualités et de différents formats : pages simples et doubles de cahiers d’écolier, papier à lettre d’hôtel, feuillet de tout petit format, cartes de visites portant l’adresse de la famille Proust. « La Fin de la jalousie », nouvelle qui traite d’un thème appelé à devenir très important dans l’œuvre de l’écrivain, est mise au net dans un petit cahier à couverture rouge. Sur ce support, l’écriture n’est pas celle de Marcel Proust. Elle est très soignée, particulièrement lisible, ce qui contraste avec celle de l’écrivain. Ailleurs, il semble que ce soit Jeanne Proust, la mère de Marcel qui ait réalisé la mise au net, ce qui prend un sens très fort quand il s’agit de « Confession d’une jeune fille », qui aborde le thème de la faute et de la sexualité. Le dossier contient aussi la dactylographie du recueil et les épreuves qui ont servi à son impression définitive. S’il ne corrige pas autant sur ces supports qu’il le fera par la suite, dès ses débuts, Proust prend soin de conserver tous les documents relatifs à ses écrits, preuve qu’il accorde une grande importance au support et à l’histoire de son écriture.

Les Plaisirs et les Jours, dactylographie
Les Plaisirs et les Jours, dactylographie |

BnF

Couverture d'un dossier de brouillons dactylographiés
Couverture d'un dossier de brouillons dactylographiés |

BnF

Couverture d'un dossier d'épreuves
Couverture d'un dossier d'épreuves |

BnF

Les Plaisirs et les Jours, épreuves
Les Plaisirs et les Jours, épreuves |

BnF

En même temps qu’il achève son premier livre, Proust se lance dans l’écriture d’un roman. Sur des feuilles volantes, simples ou doubles, sur du papier à lettre d’hôtel, au dos de factures ou de faire-part, il écrit de petits épisodes inspirés par sa vie et attribués à un personnage qui se nomme Jean Santeuil. C’est sous ce titre que ces pages seront publiées en 1952, après avoir été découvertes dans les papiers de l’auteur : incapable de donner une unité à ces fragments, Proust a abandonné son projet en 1899, le reprenant seulement en 1902 à la faveur d’une passion amoureuse pour un de ses amis, Bertrand de Fénelon. Certains épisodes seront repris pour la Recherche, et quelques pages du manuscrit ont disparu, réutilisées pour les brouillons du grand roman de la maturité.

Le manuscrit conserve la trace de l’échec de Jean Santeuil. Dans un fragment qui semble être destiné à une préface, Proust écrit : « ce livre n’a pas été fait, il a été récolté ». Il donne ainsi l’illusion que l’écriture se fait seule, qu’elle est la transposition quasi instantanée de la vie. La plupart des fragments de Jean Santeuil sont en effet peu raturés, surtout si on les compare aux brouillons d’À la recherche du temps perdu. Cependant, cette image de l’artiste inspiré qui crée sous l’impulsion de son génie et recueille « l’essence même de [sa] vie » est contredite par le texte de ce projet de préface, lui-même couvert de ratures qui sont autant de traces de la difficulté d’écrire.

Ce livre n’a pas été fait, il a été récolté.

Marcel Proust, préface de Jean Santeuil, publication posthume en 1952

Face à cet échec, Marcel Proust, se lance dans une autre forme d’écriture : la traduction. Depuis plusieurs années il s’intéresse à l’œuvre de John Ruskin, esthète et philanthrope anglais, dont Proust traduit deux ouvrages consacrés à l’architecture religieuse du Moyen Âge : La Bible d’Amiens et Sésames et les lys.

Là encore les supports de son écriture révèlent la manière bien particulière de travailler de Proust. Les cahiers qui consignent ce travail sont ceux… de sa mère. C’est en effet Jeanne Proust qui traduit Ruskin, fournissant à son fils un mot-à-mot en français à partir duquel ce grand garçon (il a maintenant la trentaine) va « écrire en très bon français du Ruskin » comme le dira Henri Bergson, grand philosophe et parent éloigné de Jeanne Proust.

Les deuils et l’écriture

Quand on lit l’écriture de Jeanne Proust dans le manuscrit des Plaisirs et les jours et sur les cahiers des traductions de Ruskin, on comprend que l’écrivain ait été fortement marqué par la disparition de sa mère, en 1905, moins de deux ans après la mort soudaine de son père, Adrien Proust. Après une année de solitude à Versailles qui n’a laissé aucune trace dans ses manuscrits, Proust revient à l’écriture par le journalisme. En janvier 1907, il écrit « Sentiments filiaux d’un parricide », une réflexion sur un ami qui, inconsolable de la mort de son père, tue sa mère, dans une crise de folie. Le texte est publié par le Figaro, mais la fin, jugée trop inconvenante, est supprimée, et c’est le manuscrit qui conserve la version voulue par Proust. À l’automne de la même année, Proust publie, toujours dans le Figaro, « Impressions de route en automobile » où il relate ses promenades de l’été en Normandie, conduit par son chauffeur, à qui il rend hommage, « l’ingénieur Agostinelli1 », appelé à jouer un rôle décisif dans sa vie et son œuvre.

Impressions de route en automobile
Impressions de route en automobile |

BnF

Les Soixante-quinze feuillets, manuscrits inédits de Marcel Proust
Les Soixante-quinze feuillets, manuscrits inédits de Marcel Proust |

Francesca Mantovani / Éditions Gallimard

C’est également en 1907 que l’écrivain commence à travailler sérieusement à un projet qui va devenir À la recherche du temps perdu. Des manuscrits récemment retrouvés, publiés sous le titre Les Soixante quinze feuillets, témoignent d’un retour à l’écriture autour de petits textes qui mettent en scène la famille de l’écrivain qui utilise les vrais prénoms de sa mère et de sa grand-mère, et même le sien, ce qui n’arrivera plus par la suite. Les épisodes fondateurs du roman sont déjà là, encore écrits sur des feuilles volantes, comme au temps de Jean Santeuil .

Proust n’est pas encore au bout de ses peines, ni de son chemin d’écriture, mais le moment tant attendu des débuts du grand roman n’est plus très loin. Avec les pastiches et des projets d’écriture foisonnants, l’année 1908 va marquer un tournant décisif, et voir apparaître d’autres supports d’écriture dans l’atelier de l’écrivain.

Notes

  1. Lire à ce sujet Un amour de Proust, Alfred Agostinelli (1888-1914), Jean-Marc Quaranta, Bouquins, 2021

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Marcel Proust : la fabrique de l'œuvre, présentée à la BnF du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023.

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