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Marcel Proust et le roman du réel

La littérature à l'orée du 20e siècle
Un dîner au Trianon Palace
Un dîner au Trianon Palace

Photo © RMN-Grand Palais (musée Carnavalet)

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Au tournant du 20e siècle, une crise philosophique bouleverse les certitudes et met en péril le pouvoir de la fiction. Le roman doit s’approprier une nouvelle tendance à la réflexion, au doute, au relativisme, au risque de perdre en crédibilité. Lorsque paraît le premier volume d’À la recherche du temps perdu en 1913, certains critiques comprennent que Proust a non seulement relevé ce défi, mais vient de surcroît de créer une forme romanesque sans précédent.
 

La crise du roman

La première manifestation de la crise du roman est celle de l’école naturaliste fin 19e. Les héros des romans naturalistes étaient des êtres d’action qui déployaient leurs efforts pour obtenir ce qu’ils convoitaient. Régis avant tout par des instincts, ils manquaient d’âme : ils ne cherchaient pas à acquérir de connaissance réflexive sur leur propre existence. Il devenait nécessaire de réintroduire dans le roman des préoccupations intellectuelles, une réflexion sur soi.

En outre, l’esprit « fin de siècle » menaçait le roman dans son essence même. Caractérisés par le mépris de l’accidentel, du quotidien, les courants littéraires à partir des années 1880 ne lui étaient pas favorable. Le symbolisme préférait le conte ou la poésie pour exprimer son idéalisme ; quant au décadentisme, il était caractérisé par un dégoût du réel, une volonté de s’enfuir par la rêverie, l’art ou la drogue. Symbolistes et décadents vivaient dans un éternel présent où rien de nouveau ne pouvait advenir. Quel intérêt pouvait-il y avoir à raconter une histoire ? Pour écrire un roman, il faut croire à l’aventure !

Audition d’un concert par téléphone tous les soirs de 8h à 11h au Musée Grévin
Audition d’un concert par téléphone tous les soirs de 8h à 11h au Musée Grévin |

© BnF

Justement, dans les années 1910, la lassitude fait place à la frénésie de vivre et à l’optimisme. La révolution scientifique, technologique et sociologique a transformé la vie quotidienne. On se déplace en métro, en tramway, en automobile, on utilise le téléphone et quelques aéroplanes traversent le ciel. Les mœurs évoluent, plus libres, plus enjouées. Le réel n’est plus si décevant. Dans ce contexte, il faut un roman qui fasse la synthèse entre les contes symbolistes riches d’une vision du monde, et le grand roman naturaliste qui abondait d’épisodes et de personnages. Le roman à venir doit mêler la réflexion psychologique et la puissance romanesque sans rien perdre ni de la rigueur du regard scientifique ni du souffle des grands livres plein de rebondissements.

Un nouveau réalisme

Les goûts des lecteurs français se sont aussi modifiés au contact des grands romans étrangers, en particulier russes et anglo-saxons. Utilisant des techniques littéraires inhabituelles, ces romans entraînent le lecteur dans des aventures insolites et des atmosphères inédites. Certes, beaucoup en France critiquent la confusion, les longueurs et les digressions de ces romans qui sont loin de respecter les règles de composition chères aux Français. Mais abondance et clarté, complexité et construction, ne sont pas nécessairement inconciliables.

De même, un personnage irrationnel peut vivre dans un roman construit avec logique, d’autant plus si ce roman veut décrire le réel en profondeur. A ce propos, Dostoïevski formule une définition paradoxale du réalisme : « Ce qu’on prend en général pour exceptionnel et presque fantastique n’est pour moi que l’essence même de la réalité ». Cette citation est mise à l’honneur par La Nouvelle Revue Française qui la publie dans le numéro du 1er mars 1909, alors que cette petite revue n’en est qu’à ses débuts. Fondée par Gide et ses amis, La NRF procédera à une révision des valeurs artistiques et contribuera à l’innovation de la littérature française.

Premier catalogue des Éditions de la NRF
Premier catalogue des Éditions de la NRF |

© Archives Éditions Gallimard

En 1912, Marcel Proust cherche à se rapprocher des membres de La NRF qui lui semble la seule revue digne d’accueillir son œuvre si particulière1. Il est très déçu que le manuscrit de Du Côté de chez Swann ait été refusé. Pour éviter les malentendus, il écrit au directeur de la revue, Jacques Copeau, pour que celui-ci comprenne qu’il est loin d’être un auteur symboliste ou décadent qui se contenterait de ressasser le passé. Au contraire, malgré les apparences, son roman est construit avec fermeté et sous-tendu par une réflexion qu’il a mûrie pendant des années2.

Quel est ce temps qui serait perdu ?

Le nouveau réalisme doit s’adapter à la nouvelle compréhension de l’existence, donc prendre en compte les nouveaux savoirs. Or les théories du tournant du 20e siècle, en particulier celles sur la notion de personne, font vaciller les certitudes acquises et cette crise identitaire s’étend jusqu’au personnage de roman. Le personnage naturaliste, représentatif des types humains, était d’une relative simplicité qui depuis les avancées de la psychologie n’est plus crédible.

En parvenant à illustrer la notion de la multiplicité du moi, Proust est considéré comme un des précurseurs de la psychologie nouvelle. Quasiment tous les personnages de son roman ont des traits de caractère contradictoires et des réactions imprévisibles. C’est que Proust, comme G. Eliot et les romanciers russes qu’il admire, embrasse la durée d’une vie et manifeste comment les êtres changent. Il profite de la forme romanesque pour faire non pas « de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps3 ».

Pourquoi le héros est-il « à la recherche du temps perdu » ? Parce que c’est dans le temps que le « moi », dont le désir se porte sans cesse sur de nouveaux objets, s’éclate, se disperse. Pour retrouver un moi plein, il faut ressusciter le passé grâce à la mémoire profonde, qui est involontaire. Le « temps perdu » désigne les pans de la mémoire qui ne sont pas encore remontés à la conscience et qui pourraient restés inconscients toute notre vie, nous condamnant alors à n’être que des moi successifs restant à la surface de la vie, prisonniers de leurs désirs éphémères.

Ce « grand psychologue qu’est Marcel Proust4 »

Fin 1913, La NRF revient sur son premier avis et publie des extraits de Du côté de chez Swann, paru entre temps chez Grasset. Début 1914, Jacques Rivière, secrétaire de La NRF, lit le volume « sans pouvoir [s]’en arracher5 ». Il y voit le roman français tant attendu, dont il avait théorisé la forme, car l’œuvre de Proust est « touffue », « luxuriante », et pourtant claire. Ce qui est « révolutionnaire », soutiendra le critique, c’est notamment que Proust ose s’adresser à l’intelligence. Son analyse est rigoureuse, « vraiment cartésienne ». Tout en faisant preuve d’« une immense fécondité imaginative », Proust remonte « le fleuve des apparences psychologiques et le courant de nos illusions. » Le lecteur peut donc éprouver la surprise « de l’approfondissement psychologique ».

Rivière fut le premier à comparer la psychologie proustienne et la psychanalyse freudienne. Freud n’a pu être influencé par Proust et celui-ci ne connaissait de Freud que le nom, mais l’objectif est bien le même : reconstituer l’intégrité d’une vie psychique. Freud, devant un malade, s’efforce de lui faire retrouver les événements de sa vie que l’inconscient a engloutis. De même, Proust se place en face de cette foule de perceptions disparues et les force à remonter, en procédant de la façon que Freud préconise, l’association des idées.

Ainsi que le diront les lecteurs d’aujourd’hui, le héros proustien « nous décrit simplement son expérience, avec une particularité tellement géniale que nous y retrouvons aussitôt la nôtre ». Notre plaisir est d’apprendre quelque chose sur nous-mêmes. S’il est si fascinant, c’est, ajoute Rivière, qu’« il nous décèle dans cette expérience les constantes manifestations de l’inconscient ».

Ajoutons que, parmi les sujets d’articles que Rivière envisageait, figurait : « Proust satirique et auteur comique ». En bon lecteur de Proust, il n’avait pas été insensible à son humour !

Notes

  1. Voir la lettre à Jacques Copeau du dimanche 2 février 1913
  2. Voir la lettre à Jacques Copeau du 22 mai 1913, celle à Jacques Rivière du vendredi 6 février 1914 et celle à Henri Ghéon du vendredi soir 2 janvier 1914
  3. Voir l'interview à E. J. Bois dans Le Temps du 13 novembre 1913. Voir aussi la lettre à Henri Ghéon du vendredi soir 2 janvier 1914
  4. Jacques Rivière, Quelques progrès dans l’étude du cœur humain, Cahiers Marcel Proust n°13, textes établis et présentés par Thierry Laget, Paris, Gallimard, 1985
  5. Lettre à son épouse, Isabelle, du 5 janvier 1914, citée par Thierry Laget dans l’introduction de Quelques progrès dans l’étude du cœur humain, op. cit.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Marcel Proust : la fabrique de l'œuvre, présentée à la BnF du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023.

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