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Degas à la Bibliothèque nationale de France

Un siècle pour bâtir une collection
 
Scène de bataille médiévale dans un paysage montagneux
Scène de bataille médiévale dans un paysage montagneux

Bibliothèque nationale de France

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Le département des Estampes et de la photographie de la BnF possède la plus belle collection qui soit d’estampes de Degas, riche de nombreuses épreuves d’essai et d’états successifs rares ainsi que de dix monotypes. Il conserve également vingt-neuf carnets de dessins rarement montrés ainsi que l’ensemble le plus représentatif de ses recherches photographiques. Ce fonds a été constitué dès la fin du 19e siècle et s'est encore enrichi en 2022 par l'acquisition de deux monotypes.

1918 : la révélation d'un Degas en noir et blanc

En 1918, quelques mois après la mort de Degas, ses héritiers organisent plusieurs ventes aux enchères, qui font sortir du secret de l’atelier des pièces jusque-là réservées à un cercle très restreint de familiers de l’artiste. La puissance de révélation de ces ventes est considérable : un tel ensemble d’estampes exécutées ou collectionnées n’avait jamais franchi les portes de l’atelier d’un peintre et l’ampleur des recherches de Degas est, dans ce domaine, soudain dévoilée.

Le graveur et historien de l’art Loÿs Delteil, l’un des experts des deux ventes après-décès des estampes, publie en 1919 un premier catalogue raisonné de l’œuvre gravé et lithographié de Degas, projet entamé avant la guerre, neuvième volume de sa monumentale série de trente et un catalogues consacrés aux peintres-graveurs des 19e et 20e siècles. Delteil fixe dans ses notices quelques anecdotes, confiées par des proches de l’artiste : elles jettent les bases de la légende dorée de certaines plaques. Il fait déjà état de controverses de datation qui persistent parfois aujourd’hui encore. Son recensement de soixante-six planches, établi à partir du fonds d’atelier de l’artiste, s’appuie aussi sur les collections privées, notamment celles des héritiers d’Alexis Rouart, d’Alfred Beurdeley et de Jacques Doucet – ce dernier en a fait don à l’Université de Paris, qui intégrera ensuite l’Institut national d’histoire de l’art.

Mary Cassatt au Louvre, Musée des Antiques
Mary Cassatt au Louvre, Musée des Antiques |

Bibliothèque nationale de France

À cette date, la Bibliothèque nationale ne possède presque aucune de ces estampes, alors qu’elle en conserve aujourd’hui l’ensemble le plus complet qui soit. Cette lacune initiale et les remarquables efforts d’enrichissement pour y remédier pendant un siècle méritent quelques développements.

Premières acquisitions à la Bibliothèque

En décembre 1898, une première estampe1 rejoint les collections, furtivement, sans être signalée en propre dans les registres d’entrées. Elle est offerte par l’imprimeur en taille-douce Alfred Porcabeuf, au milieu d’un flot de centaines d’estampes sorties des presses de l’atelier Salmon-Porcabeuf. Alfred Salmon, imprimeur très apprécié de Félix Bracquemond, Mary Cassatt, Degas et Camille Pissarro, est partie prenante du projet de revue Le Jour et la Nuit2, et c’est précisément une eau-forte de Degas réalisée pour cette publication avortée qui est remise au cabinet des Estampes en 1898.

Deux danseuses dans les coulisses
Deux danseuses dans les coulisses |

Bibliothèque nationale de France

Il faut attendre ensuite les années 1920 pour que les acquisitions soient systématiquement recherchées. En 1942, Jean Laran, alors directeur du cabinet des Estampes, éclaire ce surprenant ajournement :

« Il faut savoir en effet, que, si nous avons été longtemps si pauvres, on ne saurait leur en faire grief [à nos prédécesseurs]. De son vivant, Degas donnait une épreuve de chacune de ses planches à son ami Alexis Rouart, qui, au su de l’artiste, s’en considérait seulement comme usufruitier et destinait cet ensemble à la Bibliothèque. Il en avait informé Bouchot en lui disant : “surtout n’achetez pas de Degas, vous me fâcheriez” (cela je l’ai entendu raconter vingt fois par Courboin et par Lemoisne). Malheureusement aucune trace écrite ne s’est conservée de ces volontés et les héritiers d’Alexis Rouart ne se sont pas crus liés par une promesse purement verbale. C’est pourquoi, depuis trente ans, nous saisissons les occasions de plus en plus difficiles de combler cette lacune. Et nous n’y avons pas trop mal réussi puisque, sur 65 planches connues, il ne nous en manque maintenant que 17, la plupart secondaires3. »

Ce témoignage n’est pourtant pas tout à fait exact : Henri Rouart a beaucoup donné à la Nationale. Il faut surtout retenir que l’essentiel de l’œuvre gravé de Degas qui y est conservé a été réuni grâce à l’action volontaire et constante du conservateur Paul-André Lemoisne. Arrivé en 1901 au cabinet des Estampes, il y officie pendant près de quarante ans. Il est l’artisan d’enrichissements éminents : l’entrée de la collection Marteau, celle de Moreau-Nélaton, l’acquisition des albums du baron de Vinck, le legs Curtis – qui contient quatre estampes de Degas. Il entreprend un catalogue monumental de l’œuvre du peintre, auquel il consacre dès 1912 un premier ouvrage. En 1918, il assiste à ses ventes après-décès dont il annote les catalogues4, ce qui constituera le noyau de son inventaire des peintures de l’artiste en quatre volumes, publié en 1949.

Ce dévouement pour l’œuvre de Degas rejaillit sur les collections : en remerciement, René de Gas, frère de l’artiste, offre vingt-neuf carnets de dessin en 1920.

Paysage au haras du Pin en Normandie
Paysage au haras du Pin en Normandie |

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En 1932 et 1933, Lemoisne obtient des dons d’Henri Rouart, combinés à des acquisitions. Familier des Rouart, c’est chez eux, rue de Villejust, qu’il rencontra dans sa jeunesse l’artiste. Il entretient aussi des relations avec les descendants de Degas. Parallèlement, il achète en vente publique (vente de la collection Jeanne Fevre, nièce de Degas, en 1934) et auprès de marchands comme Marcel Guiot et Maurice Le Garrec. En vingt ans, son action est considérable : il se procure des pièces très recherchées, aux provenances exemplaires, passées directement de la presse de Degas à ses plus fidèles amis, voire jamais sorties de son atelier.

La toilette
La toilette |

Bibliothèque nationale de France

Le flambeau est, après son départ à la retraite, transmis au conservateur Jean Adhémar qui réalise en 1942 un inventaire provisoire des monotypes de Degas5. L’année suivante, Adhémar fait entrer les deux premiers monotypes de la Bibliothèque nationale, achetés lors de la vente de la collection de George Viau le 26 février 1943.

Torse de femme
Torse de femme |

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Sortie du bain
Sortie du bain |

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En 1942, le conservateur Jean Prinet6 acquiert des reproductions de photographies de Degas auprès du photographe Pierre Jahan, certainement à l’initiative d’Adhémar, qui le compte parmi ses amis.

Un regain d'intérêt pour le graveur...

Un certain engouement pour cette part de la production en noir et blanc de Degas se fait jour. En 1955, des photographies de Degas sont exposées, avec une perspective esthétique, dans l’exposition pionnière d’Adhémar, consacrée aux rapports qu’entretient la photographie avec les beaux-arts, « Un siècle de vision nouvelle »7.

Les années 1960 marquent une nouvelle flambée d’intérêt pour l’œuvre gravé de Degas. Les universités et musées américains occupent le premier rang des recherches. Agnes Mongan, charismatique professeure d’histoire de l’art à Harvard, conservatrice puis directrice du Fogg Art Museum de 1929 à 1975, a certainement insufflé la passion de Degas à deux brillants étudiants, Paul Moses et Eugenia Parry Janis. Cette dernière lui dédicace le catalogue raisonné de trois cent vingt et un monotypes de Degas qui accompagne l’exposition qu’elle présente en 1968 au Fogg Art Museum. En parallèle, Paul Moses, élève à Harvard à partir de 1959, entreprend en 1961 une thèse sur l’œuvre gravé et monotypé de Degas, auquel il consacre une exposition à Chicago en 1964. Il est brutalement assassiné en 19668. Son travail est alors poursuivi par Adhémar et la conservatrice Françoise Cachin, qui publient en 1973 un catalogue de l’œuvre gravé de Degas. Pendant ces années 1960 et 1970, Adhémar soutient fidèlement les initiatives américaines. Dès 1962, il facilite et appuie l’étude des carnets de dessin de Degas par Theodore Reff, alors professeur assistant à l’université Columbia (New York)9. Il préface son catalogue raisonné publié en 1976.

Puis le flambeau passe à un nouveau conservateur, Michel Melot, qui présente l’œuvre gravé de Degas dans son exposition sur l’estampe impressionniste en 1974 à la Bibliothèque nationale. Mais les années 1980 marquent une relative éclipse de l’artiste au département des Estampes et de la Photographie10. La recherche se fait ailleurs, au Royaume-Uni, sous la direction de Ronald Pickvance11, et toujours aux États-Unis. En 1984, pour les cent cinquante ans de la naissance de l’artiste, le Museum of Fine Arts de Boston consacre une exposition à son œuvre gravé, « Edgar Degas : The Painter as Printmaker ». Les commissaires Sue Welsh Reed et Barbara Stern Shapiro publient à cette occasion le catalogue raisonné de l’œuvre gravé, qui fait toujours autorité. Elles identifient soixante-six planches, comme Loÿs Delteil en 1919, mais référencent plus de cinq cent cinquante épreuves. En France, le centre de gravité se déplace au musée d’Orsay, où Henri Loyrette entraîne désormais les recherches sur l’artiste : en 1988, le Grand Palais inaugure la plus importante rétrospective depuis la mort du peintre.

... et pour le photographe

Surtout, dans les années 1980, l’intérêt pour l’œuvre photographique de Degas se déploie. En 1983, l’historien de l’art Antoine Terrasse publie un premier catalogue. L’année suivante, Janis développe un essai pionnier dans le catalogue de l’exposition « Degas. Le modelé et l’espace » au Centre culturel du Marais. En 1985, Deborah Bell, qui découvre les photographies de Degas dans un cours de Rosalind Krauss, soutient sa thèse Degas’ Photographs.

Françoise Heilbrun, à l’occasion du colloque « Degas inédit » en 1988, consacre une intervention foisonnante à ce sujet. Dans les premières décennies du musée d’Orsay, cette conservatrice acquiert activement des tirages de l’artiste qui, par leurs liens avec l’œuvre peint, justifient par excellence l’existence d’une collection de photographies au sein de la nouvelle institution (qui ne s’est pas dotée d’une collection d’estampes).

C’est donc comme photographe, et non comme graveur, que Degas revient en 1999 au département des Estampes et de la Photographie, à travers l’exposition organisée par Sylvie Aubenas et Malcolm Daniel, la première dédiée uniquement à son œuvre photographique. En 2010, à l’occasion de l’exposition « L’estampe impressionniste. Trésors de la Bibliothèque nationale de France » au musée des Beaux-Arts de Caen, les conservateurs Michel Melot, Valérie Sueur-Hermel et Caroline Joubert accordent une place singulière à Degas. Les deux pans de l’œuvre, l’estampe et la photographie, sont ainsi bien identifiés au département des Estampes et de la Photographie, mais c’est Henri Loyrette qui, dès 2015, propose le projet inédit d'une exposition qui les réunit sous l'angle du noir et blanc.

Louise Halévy faisant la lecture à Degas
Louise Halévy faisant la lecture à Degas |

Bibliothèque nationale de France

L’acquisition de six albums de photographies de la famille Halévy en 2020 comportant treize photographies de Degas, puis de deux monotypes inédits en 2022, marque de nouvelles étapes de cet enrichissement opiniâtre des collections, grâce auquel le département des Estampes et de la Photographie est devenu un lieu incontournable pour l’œuvre de Degas.

Scène nocturne
Scène nocturne |

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Au pied d’un arbre
Au pied d’un arbre |

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Notes

  1. Mary Cassatt au Louvre. Musée des Antiques, cote Réserve DC-327 (DH,5)-Boîte
  2. Frerebeau, 1974, p. 121
  3. Jean Laran, Journal du conservateur, 12 septembre 1942, Res-Ye 207 (4)-Boîte Pet Fol, p. 157-159
     
  4. Aujourd’hui conservés à la bibliothèque de l’INHA, avec une partie des archives de Lemoisne. Je remercie Guy Mayaud, responsable des archives à l’INHA, de m’avoir donné accès à ces archives, en cours de reclassement.
     
  5. Inventaire dactylographié, Yb3-1780 (17)-4°.
  6. Calepin de 1942 de Jean Prinet, Res-Ye 207(3)-Boîte Pet Fol.
  7. Dominique de Font-Réaulx, « Les audaces d’une position française. », Études
    photographiques, no 25, 2010, p. 70-105.
  8. La bibliothèque de l’université de Chicago consacre de septembre à décembre 2022 une exposition à la figure de Paul Moses, « Paul B. Moses: Trailblazing Art Historian ».
  9. Courriers de Reff à Adhémar, Res-Ye 219 (A) (Deg-Des)-Boîte Pet Fol.
  10. Le cabinet des Estampes devient département des Estampes et de la Photographie en 1972 ; la Bibliothèque nationale devient Bibliothèque nationale de France en 1994.
  11. Édimbourg, 1979.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition « Degas en noir et blanc » présentée à la BnF du 31 mai au 3 septembre 2023.

Lien permanent

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