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Sur l'expression « tomber amoureux »

L’Amour modeste 
L’Amour modeste 

Bibliothèque nationale de France

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On lit souvent, dans les livres et sur Internet, que Marivaux aurait inventé l’expression « tomber amoureux ». Bien qu'elle soit en réalité attestée plus anciennement, c'est bien à l'auteur du Jeu de l'Amour et du hasard qu'on doit de l'avoir répandue.

En 1726, lors de la publication du Dictionnaire néologique à l’usage des beaux-esprits du siècle de Jean-Jacques Bel et de l’abbé Desfontaines, farouchement opposés aux Modernes, Marivaux est accusé d’avoir créé en 1723 une expression néologique, tomber amoureux : « Tomber amoureux. (Elle tomba tout subitement amoureuse de moi) (Le Spectateur français […]). L’amour est par cette expression représenté comme une apoplexie agréable. »

Marivaux l’avait déjà utilisée dans son roman Le Télémaque travesti Je ne sais pas comment elle le connut, mais elle en tomba amoureuse »), au théâtre dans L’Amour et la Vérité, en 1720 (une pièce écrite en collaboration avec Saint-Jorry). L’Amour dit à la Vérité qu’il va entrer dans un arbre : « les fruits en sont beaux et bons, et me serviront à une petite malice qui sera tout à fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu’il apercevra. » Marivaux utilise à nouveau l’expression dans L’Île des esclaves : « ARLEQUIN. – Voilà ce que c’est, tombez amoureuse d’Arlequin, et moi de votre suivante » ; puis en 1740, dans L’Épreuve, Lisette, défiante, demande à Blaise :« Croirai-je que vous êtes tombé subitement amoureux de moi ? » On constate que dans trois sur cinq des occurrences, l’adverbe subitement accompagne tomber amoureux.

Thomassin, l’acteur vedette qui incarne Arlequin
Thomassin, l’acteur vedette qui incarne Arlequin |

Bibliothèque nationale de France

Marivaux est raillé pour cette expression non seulement par le Dictionnaire néologique, mais aussi sur scène : Fuzelier, Le Sage et d’Orneval le tournent en ridicule dans Les Amours déguisés, pièce représentée à la Foire Saint-Laurent le 20 septembre 1726 : Marivaux y est visé sous les traits de Mlle Raffinot.

 Mlle RAFFINOT. Nous y faisons des collections des termes nouveaux, que forgent tous les jours, sur l’enclume du bon goût, les génies conséquents et lumineux.
 ARLEQUIN. Fort bien. Poursuivez.
 Mlle RAFFINOT. Comme la personne de Dorimon est un fardeau de grâces nobles et imposantes, et que j’ai, sans vanité, sur les agréments, un visage assez disciplinable, les Amours se seront imaginés que nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre.
 ARLEQUIN. Tomber amoureux. Oh ! pour celui-là, je ne l’avais pas encore entendu.
 Mlle RAFFINOT. Hé, oui, tomber amoureux. Ne dit-on pas tomber malade ? Or, comme l’amour est une maladie, on doit dire tomber amoureux, et tomber en amour, comme tomber en apoplexie.

La  lutte contre les Modernes est vive en 1726, et Marivaux se voit accuser, dans le Dictionnaire néologique, de déformer la langue. Or, ce n’est pas lui qui a inventé l’expression « tomber amoureux » ; nous en avons rencontré des occurrences bien antérieures chez Regnard. Elle figure dans une pièce de l’ancien Théâtre-Italien, Les Momies d’Egypte de Regnard et Dufresny (mars 1696), dans Le Bourgeois de Falaise de Regnard (aussi appelé Le Bal), représenté en juin 1696 à la Comédie-Française, et enfin, dans Le Joueur de Regnard, donné en décembre 1696 à la Comédie-Française également. Le Marquis, fanfaron, se vante auprès de Valère de son pouvoir de séduction sur la Comtesse : « J’ai sur certaine femme / Jeté, sans y songer, quelque amoureuse flamme. / J’ai trouvé la matière assez sèche de soi ; / Mais la belle est tombée amoureuse de moi. »

Portrait de Jean-François Regnard
Portrait de Jean-François Regnard |

© Bibliothèque nationale de France

Marivaux connaît très bien cette pièce : il emprunte à ce même marquis la phrase que prononce Arlequin à la fin du Jeu de l’amour et du hasard, « Allons, saute, Marquis » ; il s’en inspire aussi dans La Seconde Surprise de l’amour pour la lecture par Hortensius de livres de philosophie et pour les réflexions sur Sénèque. C’est assurément du Joueur qu’il a pris l’expression.

Marivaux, candidat à l’Académie française en 1736, fut refusé en ces termes : « Notre métier à l’Académie est de travailler à la composition de la langue, et celui de M. de Marivaux est de travailler à la décomposer. » Pour ce qui est de l’accusation de néologisme pour « tomber amoureux », il doit être blanchi.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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