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Julien Gracq et ses manuscrits

Manuscrit d'Au château d'Argol
Manuscrit d'Au château d'Argol

© Bibliothèque nationale de France

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À sa mort en 2007, Julien Gracq a légué à la Bibliothèque nationale de France l’ensemble de ses manuscrits, depuis les copies autographes d’Au château d’Argol jusqu’aux textes encore inédits et dont quelques-uns ont depuis été publiés sous les titres Manuscrits de guerre (2011), Terres du couchant (2014), Nœuds de vie (2021) et La Maison (2023). Retour sur le rapport de l'écrivain à ses manuscrits.

« Une fausse cuisine »

De ses manuscrits, Julien Gracq parlait comme d’une « fausse cuisine, farcie d'ajouts et de ratures parfois trompeuses. » Plusieurs fois il a eu l'occasion de dire sa réticence à les donner à voir ou à s’expliquer sur la « besogne de l'écriture ». Car « montrer ses manuscrits et ses corrections, c'est montrer soi inférieur ». Pourtant, il admire, chez Ponge, la vibration de l'œuvre « ouvertement en devenir » et lui sait gré, en publiant ses préparations, de s'avancer à la rencontre du lecteur « à mi-chemin devant le seuil de sa maison ». Il confie aussi que s'il avait été collectionneur, c'est aux manuscrits qu'il se serait intéressé. Bien plus, il conserve les états successifs de ses œuvres et lègue l'ensemble à la Bibliothèque nationale de France. Ambiguïté, voire injonction contradictoire ? Peut-être pas, car lui-même pose la distinction qui permet de délier ce nœud apparent : sa réserve à montrer ses manuscrits est celle de l'écrivain, pour qui seule compte l’œuvre achevée, dont « le germe n'a pas plus d'importance que la bogue éclatée du marron ». À la critique, en revanche, il reconnaît « toute liberté », et il dit sa reconnaissance à l’étude des manuscrits quand elle permet de comprendre que l'art est un monde « où l'exception bouscule sans cesse la règle », proche « de l’exubérante et anarchique liberté d'invention et de solution manifestée par le monde végétal et le monde animal ».

« Écrire comme on se jette à l’eau »

De la manière d'écrire de Julien Gracq, ces manuscrits donnent une image conforme à ce qu'il a pu en dire : il écrit « en commençant par le début et en finissant par la fin ». De fait, il rédige d’emblée, sans plan. Les carnets qui nous sont parvenus contiennent quelques ébauches ou lignes directrices, mêlées à des phrases déjà rédigées. Mais Gracq ne développe pas de canevas ni n’établit de programme, car « un plan détaillé est un plan mort ». En revanche, il lui importe d’être entraîné par un sujet et d’y adhérer pleinement : voilà la « clé », le « sésame », le « miracle surgi du hasard », qui demeure « aussi improbable, aussi imprévisible qu’un coup de foudre ».

Manuscrit du Rivage des Syrtes
Manuscrit du Rivage des Syrtes |

© BnF

Après l'ébauche, quand elle existe, la direction demeure floue ; c’est à l’écriture qu’il revient de la préciser. Tout se passe sur la page, où le texte progresse ligne à ligne, correction après correction. La langue est « l’élément porteur » auquel se confie Gracq. Et parce que l’écriture, comme la lecture, est un courant, un mouvement continu de projection vers l’avant, la marge de gauche recueille les idées qui se présentent au fil de la plume et seront employées dans les lignes ou les pages suivantes : « Presque toujours, pendant que je travaille à une phrase, je jette dans la marge une amorce ou un fragment qui concernent la phrase suivante : une espèce d'appât. »

Avec l’achèvement du brouillon arrive le soulagement : « Le meilleur moment d’un livre, c’est quand on le recopie. » Gracq copie une première fois son texte et le corrige, principalement en retranchant. Puis il le met au net, en n'apportant plus que quelques mises au point. Des manuscrits ne se dégage pas une impression de tumulte effervescent : ils témoignent plutôt d'une construction patiente et ordonnée, d'un goût pour la précision qui, parce qu'elle parfait, achève. En cela aussi ils corroborent ce que dit Julien Gracq : comme lui, ils sont tendus vers l'œuvre close.

De nombreux inédits

En 2000, pour « donner une demeure à ce qui constitue les vrais restes matériels d'un écrivain », Julien Gracq lègue à la BnF, par testament, la totalité de ses manuscrits. Le fonds Julien Gracq (NAF 28515) y est constitué en 2008, un an après sa mort, et enrichi depuis de quelques pièces.

Il comprend d’abord les manuscrits des œuvres achevées et éditées du vivant de Gracq, et dont les dossiers génétiques sont plus ou moins complets ; c’est notamment dans les dossiers des Lettrines et de En lisant en écrivant que se trouvent la plupart des fragments publiés en 2021 dans Noeuds de vie. On y trouve aussi quelques carnets, des textes de conférences, des ébauches, mais aussi des projets parfois très avancés, au point qu’ils ont pu donner lieu à des publications posthumes : les Manuscrits de guerre en 2011, les Terres du couchant en 2014, et en 2023, le texte de La Maison.

Certaines des pièces sont de la main de Louis Poirier − nom de Julien Gracq à l’état civil : ses travaux scolaires et universitaires, les articles géographiques et les carnets d’exploration, quelques cours de géographie et de littérature, et les correspondances.

Et puis ces 34 cahiers, intitulés Notules, tenus à partir de mars 1954. Dans son testament, Gracq en a interdit la consultation durant les vingt années suivant sa mort. Jusqu’en 2027 donc, ces cahiers fermés, qui recèlent près de trois mille pages de secrets, se contentent de nous dire que Julien Gracq est encore devant nous.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Julien Gracq, la forme d'une œuvre présentée à la BnF du 11 juillet au 3 septembre 2023.

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