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Inventer d'autres mondes (16e-18e siècles)

Le Pélerinage de la vie humaine
Le Pélerinage de la vie humaine

Bibliothèque nationale de France

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Dans son livre Utopia, Thomas More ne décrit pas un âge d'or, mais une société bien humaine, dont les membres ont des qualités et des défauts. C'est par le bon gouvernement que l'idéal se réalise : un thème promis à un long avenir dans la littérature jusqu'aux Lumières.

Thomas More, Utopia, 1516

Thomas More
Thomas More |

© Windsor, Bibliothèque Royale de Windsor Castle

En publiant à Louvain, en 1516, un petit livre intitulé Utopie, traité sur la meilleure forme de république et sur une île nouvelle, Thomas More, haut dignitaire de la cour d’Angleterre, fonde un genre nouveau, au croisement de la littérature, de la politique et de la philosophie. Ce faisant, il donne une forme durable à un motif essentiel de la modernité.

L’ouvrage se présente comme un dialogue, dont le personnage principal est un voyageur fictif, un compagnon d’Amerigo Vespucci qui aurait poursuivi l’exploration des îles du Nouveau Monde. Au livre premier, il développe une critique sévère de l’Angleterre de l’époque. En contrepoint, au livre II, il décrit les institutions, le mode de vie et l’histoire des habitants heureux de l’île d’Utopie.

L'Angleterre, terre bénie

William Shakespeare, Richard II
This royal throne of kings, this sceptred isle,
This earth of majesty, this seat of Mars,
This...
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La nouveauté de l’ouvrage tient à ce que cette société idéale est, ici-bas, l’œuvre des hommes eux-mêmes : l’environnement naturel n’est pas idéalisé, comme dans les légendes de l’âge d’or ou des pays de cocagne ; les Utopiens sont des hommes comme les autres, marqués par la Chute et le péché ; ils n’ont bénéficié d’aucune grâce divine particulière. S’ils sont parvenus à chasser les maux et les vices, c’est simplement en construisant une autre organisation sociale.

À la différence des races d’or et des héros, les Utopiens sont des hommes, avec les défauts et les qualités de leur finitude.
Le jeu de More consiste à montrer que l’autre monde est de ce monde ; de là tous les paradoxes et toutes les ruses de cette utopie raisonnable, de cette fiction réaliste, de cette sérieuse fantaisie. Mais de là aussi qu’avec lui s’inaugure un des motifs essentiels de la modernité, du courage ou de la témérité modernes, fondé sur ce que le siècle des Lumières appellera la perfectibilité humaine.

Mais en toute vérité, mon cher More, à ne vous rien cacher de ce que j’ai dans l’esprit, il me semble que là où existent les propriétés privées, là où tout le monde mesure toute chose par rapport à l’argent, il est à peine possible d’établir dans les affaires publiques un régime qui soit à la fois juste et prospère.
 

Thomas More, Utopie, livre II.

Les cités idéales de la Renaissance

En indiquant que les Utopiens habitent « cinquante-quatre villes toutes bâties sur le même plan », Thomas More suggère que l’habitat exprime et détermine le caractère égalitaire de l’organisation sociale.

Les îles Fortunées
Les îles Fortunées |

Bibliothèque nationale de France

Avec la Renaissance se développe une ample réflexion sur la cité idéale, qui fait de la ville, en tant que telle, un objet de l’art. Inauguré par le traité d’Alberti De re aedificatoria, écrit entre 1444 et 1472 et publié en 1485, ce courant s’intéresse avant tout à l’architecture civile, considérant la cité, à la fois ville et société, comme une totalité organique dans laquelle « les proportions doivent régner sur les parties, afin qu’elles aient l’apparence d’un corps entier et parfait et non celle de membres disjoints et inachevés ». L’un des premiers projets de cité est celui qu’élabore Filarete, de 1457 à 1464, pour son protecteur Francesco Sforza. Au tournant du 15e et du 16e siècle, Léonard de Vinci imagine des formes d’urbanisme novatrices, qui traduisent un souci d’ordre et d’hygiène.

Palmanova
Palmanova |

Bibliothèque nationale de France

C’est le domaine militaire, avec la construction de places fortes, qui donnera l’occasion de transformer ces projets en réalités, l’exemple le plus fameux étant celui de Palma Nova, construction décidée en 1593 par le Sénat de Venise pour protéger la frontière orientale de la Sérénissime.

 

La beauté est une espèce d’harmonie et d’accord entre toutes les parties, qui forment un tout construit selon un nombre fixe, une certaine relation, un certain ordre tels que l’exige le principe de symétrie, qui est la loi la plus élevée et la plus parfaite de la nature.
 

Leon Battista Alberti , De re aedificatoria, 1485.

L’invention du Nouveau Monde

Dès sa découverte, l’Amérique représente un monde sur lequel se projette massivement l’imaginaire utopique, avec ses attentes, ses espérances et ses rêves. Territoire d’un âge d’or préservé, lieu de l’accomplissement des prophéties, Atlantide redécouverte, terre de missions pour des communautés régénérées, elle peut d’autant plus jouer ces rôles qu’on comprend, peu à peu, qu’elle forme un véritable continent jusqu’ici inconnu, un monde nouveau.

Christophe Colomb s’élance vers les Indes
Christophe Colomb s’élance vers les Indes |

Bibliothèque nationale de France

Christophe Colomb est convaincu d’approcher du paradis terrestre. Vasco de Quiroga, un missionnaire lecteur de l’Utopie de More, considère en 1535 qu’on a raison d’appeler cette terre le Nouveau Monde, « non parce qu’on vient de la trouver, mais parce que, par ses habitants et par presque tout, elle est comme les premiers temps de l’âge d’or ».

Globe terrestre dit « Globe vert » ou « de Quirini »
Globe terrestre dit « Globe vert » ou « de Quirini » |

Bibliothèque nationale de France

Comment ils font leurs provisions
Comment ils font leurs provisions |

© New York, NYPL, Rare Books Division,

Quant aux habitants, ils sont représentés tantôt comme de « bons sauvages » proches de l’innocence naturelle, tantôt comme des « cannibales » à peine humains. Cette rencontre, de même que la découverte des civilisations aztèque et inca, est pour l’Europe une expérience décisive de l’altérité.

Il est établi que chez eux, la terre, comme le soleil et l’eau, appartient à tout le monde, et que les termes « mien » et « tien , sources de tous les maux, n’y ont pas cours. Ils se contentent de tellement peu que les terres sont trop vastes pour qu’ils manquent de quoi que ce soit. C’est pour eux l’Âge d’or.
 

P. Martyre d’Anghiera, De orbe novo, 1493-1494.

Nous nous aperçûmes que cette terre n’était pas une île, mais un continent, parce qu’elle est bordée de très longs rivages qui n’en font pas le tour, et qu’elle regorge d’une infinité d’habitants. Nous y découvrîmes des nations et des peuples innombrables, toutes les races d’animaux sauvages qu’on trouve dans nos régions, et bien d’autres choses que nous n’avions jamais vues auparavant.
 

Amerigo Vespucci , Mundus novus, septembre 1502.


                                           O, wonder !
How many goodly creatures are there here !
How beauteous mankind is ! O brave new world,
That has such people in’t !
                                           Ô, merveille !
Combien de belles créatures vois-je ici assemblées !
Que l’humanité est admirable !
Ô splendide nouveau monde qui compte de pareils habitants !

William Shakespeare, La Tempête, acte V, scène I.

Le développement d’un genre littéraire

Après More, le genre littéraire utopique s’épanouit. Tantôt ce sont des traités politiques, qui empruntent la forme de la fiction pour donner de la vie au régime qu’ils décrivent ou pour se mettre à l’abri des censures ; tantôt ce sont des voyages de fantaisie, romans satiriques ou explorations de mondes extraordinaires.

Savannah, 29 mars 1734
Savannah, 29 mars 1734 |

Bibliothèque nationale de France

De ces ouvrages se dégagent certains traits caractéristiques de la pensée utopique. La Cité du Soleil de Campanella (1623) décrit une société où, jusque dans le détail, tous les aspects de l’existence sont collectivement réglés. La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627) est une cité gouvernée par la communauté des savants, grâce à qui se déploie « l’empire de l’homme sur la nature ». Et si l’Oceana de Harrington (1656) propose un régime de démocratie parlementaire qui protège les biens de chacun, le Code de la nature de Morelly (1755) fait l’éloge de l’abolition de la propriété privée, condition première d’une véritable transformation sociale.

Déjà, dans cette tension entre fiction et réalité qui caractérise l’utopie, certains tentent de réaliser leurs rêves par la fondation de colonies, dont l’Amérique est la terre d’élection.

C’est donc en vain, sages de la terre, que vous cherchez un état parfait de liberté là où règnent de tels tyrans. Discourez tant qu’il vous plaira sur la meilleure forme de gouvernement ; trouvez les moyens de fonder la plus sage république ; faites qu’une nation nombreuse trouve son bonheur à observer vos lois : vous n’avez point coupé racine à la propriété, vous n’avez rien fait ; votre république tombera un jour dans l’état le plus déplorable.
 

Morelly, Code de la nature, 1755.

Les Solariens se conduisent les uns envers les autres, de telle sorte qu’on les dirait les membres d’un même corps. […] Leurs lois peu nombreuses, courtes et claires sont écrites sur des tables d’airain suspendues aux portes et aux colonnes du temple.  
 

Tommaso Campanella, La Cité du Soleil, 1623.

Voyages au pays de nulle part

Vue de la Nouvelle-Cythère, découverte par M. de Bougainville en 1768
Vue de la Nouvelle-Cythère, découverte par M. de Bougainville en 1768 |

Bibliothèque nationale de France

Où est « nulle part » ? Évidemment, les avis divergent sur la localisation de ce monde autre que représente l’utopie, et sur les espaces qu’il faut franchir pour s’y rendre.

L’île fascine, parce qu’elle est un monde à elle seule, coupée du monde ; mais aussi l’intérieur de la Terre, où s’enfoncent certains explorateurs ; ou bien la Lune, où la folie devient raison ; ou encore ces régions australes, confins méridionaux du monde connu qui, au 18e siècle, font figure d’une nouvelle Atlantide.

La lune imaginaire et réelle
La lune imaginaire et réelle

Des machines improbables sont nécessaires pour franchir l’espace qui nous sépare de l’utopie, et, parfois, on y découvre d’autres façons d’aimer. Mais ne s’agit-il que de voyager dans l’espace, fût-il fictif ?  

Au 18e siècle apparaît une autre forme de récit utopique, où l’on voyage dans le temps, où la société idéale se découvre à la faveur d’un saut dans l’histoire hors du présent. La foi dans le progrès va bientôt s’emparer de ce motif pour faire de l’utopie la promesse d’une réalité à venir.

Il arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus, sur la terre, que des hommes libres, et ne reconnaissant d’autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire ou sur les théâtres.  

Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1794.

Architectures des Lumières

Les architectes visionnaires du 18e siècle néoclassique, Boullée (1728-1799), Ledoux (1736-1806) ou Lequeu (1757-1825), imaginent des cités et des édifices qui, avant de répondre à des besoins, incarnent des valeurs et des vertus. Ce sont de grandioses fictions architecturales. À leurs travaux s’applique l’analyse que développe Tocqueville à propos des hommes de lettres à la veille de la Révolution : « Au-dessus de la société réelle, dont la Constitution était encore traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois demeuraient diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions fixes et les charges inégales, il se bâtissait ainsi peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison. Graduellement, l’imagination de la foule déserta la première pour se retirer dans la seconde. On se désintéressa de ce qui était, et l’on vécut enfin par l’esprit dans cette cité idéale qu’avaient construite les écrivains ».1

Cénotaphe de Newton
Cénotaphe de Newton |

Blbliothèque nationale de France

Notes

  1. Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Utopie, la quête de la société idéale en occident » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 4 avril au 9 juillet 2000.

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