Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Utopies, contre-utopies (20e-21e siècles) : Du rêve au cauchemar

Metropolis
Metropolis

© Cinémathèque française-musée du Cinéma

Le format de l'image est incompatible
Le siècle des guerres mondiales, des massacres de masse et de la bombe nucléaire ne pouvait considérer le progrès comme la condition du bonheur. Les mondes parfaits se teintent donc souvent de couleurs sombres, jusqu'à s'inverser dans des romans tels quel le 1984 de G. Orwell. Mais l'utopie se nourrit également des luttes anticolonialistes et libérales.

Utopies et contre-utopies au 20e siècle

Le 20e siècle fait apparaître le progrès pour ce qu’il est, une croyance. Croyance nécessaire peut-être, en ce qu’elle a pu cimenter, plus d’une fois, la volonté collective, mais croyance dont l’histoire nous a forcés à nous déprendre, à coups de désastres régressifs et de barbaries modernes. De là que la littérature utopique de cette époque est traversée par la dialectique entre utopie et contre-utopie, entre rêve et cauchemar ; c’est une dialectique qui, cette fois, ouvre grand l’arc du possible, entre le pire et le meilleur, qui convertit l’anticipation en avertissement lucide, en déconstruisant les illusions du progrès.

Du même coup, elle fait apparaître l’utopie comme un objet double, l’accomplissement utopique comme ce qui présente, par construction, une face radieuse et une face sombre. Devient inévitable une réflexion difficile sur ce qui, dans l’héritage de la pensée utopique moderne, contenait les germes de sa version totalitaire.

L'esthétique de la machine

Le mouvement futuriste, cette avant-garde qui se fait connaître avec la publication du Manifeste de Marinetti le 20 février 1909, peut être considéré comme un symptôme à la fois fondateur et révélateur du siècle : la haine du passé, qu’il faut abolir, l’exaltation frénétique de la machine et de la vitesse, l’appel à la violence salvatrice contre tout « passéisme », autant de traits qui dessinent jusqu’à la caricature une forme nouvelle de culte du moderne, celle de l’utopie technique.

Manifestes futuristes
Manifestes futuristes |

Bibliothèque nationale de France

L’invention du mot « robot »
L’invention du mot « robot » |

© Doubleday, Page & Co.

Dans ces années, un peintre comme Fernand Léger, fasciné par l’esthétique de la machine, hanté par la concurrence que fait à l’art « l’objet fabriqué, absolu polychrome, beau en soi », introduit l’élément mécanique en peinture comme « une arme offensive permettant de brutaliser la tradition ». Mais au même moment, la Grande Guerre et l’extension du taylorisme, cet emblème des Temps modernes que raille Charlot, « l’acteur-marionnette », révèlent la puissance de la mobilisation industrielle totale : la vie mécanique présente son autre face, inquiétante, celle qui mécanise massivement l’humain. La pièce de l’écrivain tchèque Karel Capeck, R.U.R. (1920), met en scène la révolte des robots, et le film de Fritz Lang Metropolis, en 1926, fait voir des machines mangeuses d’hommes et un robot qui transforme la belle médiatrice en puissance maléfique.

J’appuyai sur le levier jusqu’à sa position extrême. La nuit vint comme on éteint une lampe; et un moment après, demain était là.   
 

H. G. Wells, La Machine à explorer le temps, 1895.

Du même coup, elle fait apparaître l’utopie comme un objet double, l’accomplissement utopique comme ce qui présente, par construction, une face radieuse et une face sombre. Devient inévitable une réflexion difficile sur ce qui, dans l’héritage de la pensée utopique moderne, contenait les germes de sa version totalitaire..

Morale de la vitesse

Marinetti, La Nouvelle Religion-Morale de la vitesse.
Nous voulons glorifier la guerre - seule hygiène du monde. Manifeste du futurisme, 1909. Vitesse = synthèse...
Lire l'extrait

Abstraction-construction : l’art comme utopie

Brochure sur l’Esthétique suprématiste
Brochure sur l’Esthétique suprématiste |

Bibliothèque nationale de France

Au cours des années 1910, l’Europe artistique connaît un double phénomène. D’une part, quelques artistes, parmi lesquels Kandinsky, Mondrian et Malevitch, chacun selon son mouvement propre, fondent l’abstraction ; en renonçant à la figuration, ils ont le sentiment que l’art ouvre désormais sur un monde nouveau, proprement pictural, qui rompt ses liens avec celui des objets. Pour les uns, ce sera un monde spirituel ou métaphysique, pour les autres un nouveau monde technique.

D’autre part, avec le Bauhaus en Allemagne, le mouvement De Stijl aux Pays-Bas et les grandes mobilisations déclenchées par la révolution de 1917 en Russie, les artistes veulent s’engager dans la transformation sociale, briser les barrières entre beaux-arts et arts appliqués, se mettre au service de la création industrielle, « revêtir la terre, comme le dit un manifeste révolutionnaire soviétique de 1920, d’une forme et d’un sens nouveaux ». À la charnière entre abstraction et construction se dessine la figure de l’artiste créateur d’utopie, inventeur de formes inédites, anticipateur de l’avenir

Le Bauhaus, l'art sans hiérarchie

Walter Gropius, Manifeste du Bauhaus.
Formons une nouvelle corporation d’artisans, sans ces arrogantes divisions de classe qui ont érigé avec...
Lire l'extrait

Un art qui représente l'humanité

Kazimir Malevitch, La Nouvelle Religion-Morale de la vitesse.
L’humanité est le pinceau, le burin et le marteau qui construisent éternellement le tableau du monde....
Lire l'extrait

Le producteur : la fabrique de l'homme nouveau

L’acier de qualité en URSS
L’acier de qualité en URSS |

Bibliothèque nationale de France

Pour un nombre immense d’hommes du 20e siècle, l’Union soviétique a représenté l’exemple d’une utopie politique en train de se réaliser à l’échelle d’un pays. Au-delà même, la dimension universelle du communisme laissait entrevoir la perspective d’une émancipation de l’humanité tout entière, dans un monde débarrassé de l’exploitation et de l’oppression. Au cours des années qui suivent la prise du pouvoir de 1917, dans un contexte d’effondrement économique et de guerre civile, le volontarisme du « communisme de guerre » fonde la légitimité de l’avant-garde, un parti unique seul porteur du futur. Et puis, à partir de la fin des années 1920, lorsque Staline lance la collectivisation des terres et l’industrialisation à marche forcée, exaltant les travailleurs modèles et les victoires de la planification, l’Union soviétique apparaît comme une société capable de réaliser des miracles qu’aucune autre n’avait jamais pu accomplir, de libérer des forces humaines colossales au service du progrès. Dans la propagande du régime, un avenir radieux semble se construire jour après jour.

Métropole du futur

La métropole de l’avenir (The Metropolis of Tomorrow)
La métropole de l’avenir (The Metropolis of Tomorrow) |

© Print and Photographs, 3-MQWO+

Au tournant du siècle, face au développement des villes tentaculaires et de la misère urbaine, Ebenezer Howard, lecteur de Ruskin et de William Morris, invente la cité-jardin. Un même souci de restaurer l’équilibre ville-campagne dans un au-delà de la civilisation industrielle se retrouve chez l’architecte Bruno Taut ou chez Frank Lloyd Wright. À l’inverse, la plupart des utopies architecturales et urbanistiques de la première moitié du 20e siècle partagent la conviction que c’est dans le cadre du développement industriel que doit être réinventée la ville moderne. Dans les rêveries soviétiques des années 1920, la ville s’arrache au sol, cependant qu’aux États-Unis, avec la prolifération des gratte-ciel, elle part à la conquête de l’espace. Le fonctionnalisme devient alors l’idéologie dominante de l’architecture. De Hilberseimer à Le Corbusier, les architectes proposent de vastes projets de “cités industrielles contemporaines” rationnelles, géométriques, standardisées, à l’image de cette civilisation industrielle de masse dont elles représentent la forme privilégiée d’organisation.

La géométrie est la base… Toute l’époque contemporaine est donc de géométrie, éminemment.  

Le Corbusier, Urbanisme, 1925.

L’envers de l’utopie

Le nazisme n’est certes pas une utopie politique. En revanche, il met au jour des tendances latentes de la tradition utopique occidentale : l’obsession de la transparence, la subordination absolue de l’individu à l’État et, plus encore peut-être, la tentation de la pureté. Se découvre, à la source de l’idée d’un homme nouveau régénéré, une utopie du corps : un chemin qui va de l’hygiénisme à l’eugénisme...
Le destin des sociétés communistes d’Europe orientale soulève une autre question : celle d’une utopie qui se retourne et s’inverse, où, derrière la mobilisation totale voulue au nom d’un avenir radieux, se révèle une immense mobilisation de la violence politique.

Les Journées du NSDAP (parti national socialiste)
Les Journées du NSDAP (parti national socialiste)

Depuis le roman Nous autres, écrit en 1920 par l’écrivain russe Zamiatine, jusqu’au 1984 du Britannique George Orwell, la littérature du siècle décrit cette inversion de l’utopie où, au nom du bonheur, l’État et le Parti tentent d’absorber ou de détruire la société, à coups de purges, de terreur et de camps de rééducation.

L'Harmonie imposée par l'Etat

Evgueni Ivanovitch Zamiatine, Nous autres.
On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opération. Le lendemain, je me rendis...
Lire l'extrait

Des prophéties qui se réalisent

Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes.
En 1931, alors que j’écrivais Le Meilleur des mondes, j’étais convaincu que le temps ne pressait...
Lire l'extrait

Changer la vie

Allen Ginsberg, poète de la beat generation
Allen Ginsberg, poète de la beat generation |

© Robert Whitaker

Les années 1960-1970 représentent, dans les pays occidentaux, une période de puissante résurgence de mouvements d’émancipation. Le contexte est celui de la décolonisation, des luttes de libération nationale, du développement de la révolution chinoise, de la prospérité du capitalisme. Ce qui domine, c’est la critique radicale des institutions à travers lesquelles se reproduisent les rapports d’autorité et de domination, la famille, l’école, l’État, et l’aspiration à réinventer de nouveaux rapports sociaux libérés.

Deux voies s’offrent aux aspirations utopiques : soit l’engagement politique, qui place l’utopie dans l’au-delà d’une révolution politique, soit l’expérience communautaire, où l’on tente de réaliser, ici et maintenant, des formes alternatives de vie et de travail. Les courants féministes et écologiques, héritiers de cette période, ont marqué fortement l’évolution des sociétés développées.

Imaginer le futur

Le 20e siècle n’a pas été tendre avec l’utopie : d’une part, il a eu raison de la croyance en un progrès continu et automatique, en montrant, en particulier avec le nazisme, que de brutales régressions vers la barbarie, fût-elle industrielle, sont toujours possibles ; d’autre part, la grande utopie alternative de la construction de la société communiste n’a pas tenu ses promesses. D’autres utopies ont pourtant déjà pris le relais, selon des modalités très variées.

Au tournant du millénaire, l’extraordinaire développement des techniques de traitement de l’information paraît réactiver les espérances utopiques : des possibilités d’expression et d’échange sont massivement offertes aux internautes dans des conditions de très grande liberté, et certains pensent qu’une nouvelle forme « d'intelligence collective » aux dimensions planétaires est en train d’émerger. D’autres utopies, portant sur les manières d’habiter, de travailler, de vivre ensemble, surgissent de manière récurrente, pour aller au-delà des modèles dominants.

Quoi qu’on en pense, il est clair que la démarche utopique n’est pas près de s’éteindre, et que « l’imagination sociale » est une dimension constitutive de la vie en commun. Au demeurant, notre histoire est remplie de promesses non tenues, et il vaut mieux imaginer le futur que le subir.

Le cyberespace, lieu de l'utopie ?

Pierre Lévy, L’Intelligence collective.

Le rôle de l’informatique et des techniques de communication à support numérique ne serait pas...
Lire l'extrait

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Utopie, la quête de la société idéale en occident » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 4 avril au 9 juillet 2000.

Lien permanent

ark:/12148/mms5r5g26kw08