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Extrait

Théophile Gautier parle de Pétrus Borel

Théophile Gautier, Histoire du romantisme, II. Le Petit Cénacle, 1874

Il y a dans tout groupe une individualité pivotale, autour de laquelle les autres s’implantent et gravitent comme un système de planètes autour de leur astre.

Petrus Borel était cet astre ; nul de nous n’essaya de se soustraire à cette attraction ; dès qu’on était entré dans le tourbillon, on tournait avec une satisfaction singulière, comme si on eût accompli une loi de nature. On ressentait un peu de l’enivrement du derviche tourneur au milieu de sa fustanelle évasée en cloche par la rapidité de sa valse.

[…]

La présence de Petrus Borel produisait une impression indéfinissable dont nous finîmes par découvrir la cause. Il n’était pas contemporain ; rien en lui ne rappelait l’homme moderne, et il semblait toujours venir du fond du passé, et on eût dit qu’il avait quitté ses aïeux la veille. Nous n’avons vu cette expression à personne ; le croire Français, né dans ce siècle, eût été difficile. Espagnol, Arabe, Italien du quinzième siècle, à la bonne heure.

Grâce à sa barbe, à sa voix puissante et douce, à son costume pittoresquement arrangé sans trop sortir de la mode ordinaire et maintenu avec goût dans les teintes sombres, Petrus Borel nous en imposait extrêmement et nous lui témoignions un respect qui n’est pas ordinaire entre jeunes gens à peu près du même âge ; il parlait bien, d’une façon étrange et paradoxale avec des mots d’une bizarrerie étudiée et une sorte d’âpreté éloquente ; il n’en était pas encore aux hurlements à la lune du lycanthrope et ne montait pas trop à la gorge du genre humain. Nous le trouvions très fort, et nous pensions qu’il serait le grand homme spécial de la bande. Les Rhapsodies s’élaboraient lentement et dans une ombre mystérieuse pour éclater en coup de foudre et aveugler ou tout au moins éblouir la bourgeoisie stupéfiée.

En attendant le jour de la publication, Petrus, qui était le plus parfait spécimen de l’idéal romantique et eût pu poser pour le héros de Byron, se promenait suivi de sa troupe, admiré de tous, fier de son génie, de sa beauté, le coin de son manteau jeté sur l’épaule, traînant derrière lui son ombre sur laquelle il n’aurait pas fallu marcher. Que de fois, aux soirées d’Hernani, on regrettait que ce ne fût pas Petrus qui jouât le rôle du bandit aimé de doña Sol, comme il eût bien représenté l’épervier de la montagne, le héros de la sierra se débattant avec la fatalité, et qu’il eût été beau, accoutré de la cape, de la cuirasse de cuir à manches vertes, du pantalon rouge et du sombrero rabattu sur les yeux !

Théophile Gautier, Histoire du romantisme, Paris : Charpentier, 1874, p. 19-23.
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