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Extrait

Premier chant du Temple de Gnide

Montesquieu, 1725

Vénus préfère le séjour de Gnide à celui de Paphos et d’Amathonte. Elle ne descend point de l’Olympe sans venir parmi les Gnidiens. Elle a tellement accoutumé ce peuple heureux à sa vue, qu’il ne sent plus cette horreur sacrée qu’inspire la présence des dieux. Quelquefois elle se couvre d’un nuage, et on la reconnaît à l’odeur divine qui sort de ses cheveux parfumés d’ambroisie.

La ville est au milieu d’une contrée sur laquelle les dieux ont versé leurs bienfaits à pleines mains : on y jouit d’un printemps éternel ; la terre, heureusement fertile, y prévient tous les souhaits ; les troupeaux y paissent sans nombre, les vents semblent n’y régner que pour répandre partout l’esprit des fleurs : les oiseaux y chantent sans cesse ; vous diriez que les bois sont harmonieux : les ruisseaux murmurent dans les plaines : une chaleur douce fait tout éclore ; l’air ne s’y respire qu’avec la volupté.

Auprès de la ville est le palais de Vénus. Vulcain lui-même en a bâti les fondements ; il travailla pour son infidèle quand il voulut lui faire oublier le cruel affront qu’il lui fit devant les dieux.
Il me serait impossible de donner une idée des charmes de ce palais : il n’y a que les Grâces qui puissent décrire les choses qu’elles ont faites. L’or, l’azur, les rubis, les diamants y brillent de toutes parts… Mais j’en peins les richesses, et non pas les beautés.

Les jardins en sont enchantés : Flore et Pomone en ont pris soin ; leurs nymphes les cultivent. Les fruits y renaissent sous la main qui les cueille ; les fleurs succèdent aux fruits. Quand Vénus s’y promène entourée de ses Gnidiennes, vous diriez que, dans leurs jeux folâtres, elles vont détruire ces jardins délicieux ; mais, par une vertu secrète, tout se répare en un instant.

Vénus aime à voir les danses naïves des filles de Gnide. Ses nymphes se confondent avec elles. La déesse prend part à leurs jeux ; elle se dépouille de sa majesté ; assise au milieu d’elles, elle voit régner dans leur cœur la joie et l’innocence.

On découvre de loin une grande prairie, toute parée de l’émail des fleurs. Le berger vient les cueillir avec sa bergère ; mais celle qu’elle a trouvée est toujours la plus belle, et il croit que Flore l’a faite exprès.

Le fleuve Céphée arrose cette prairie et y fait mille détours. Il arrête les bergères fugitives : il faut qu’elles donnent le tendre baiser qu’elles avaient promis.

Lorsque les nymphes approchent de ses bords, il s’arrête ; et ses flots qui fuyaient trouvent des flots qui ne fuient plus. Mais lorsqu’une d’elles se baigne il est plus amoureux encore, ses eaux tournent autour d’elle ; quelquefois il se soulève pour l’embrasser mieux ; il l’enlève, il fuit, il l’entraîne. Ses compagnes timides commencent à pleurer : mais il la soutient sur ses flots ; et, charmé d’un fardeau si cher, il la promène sur sa plaine liquide. Enfin, désespéré de la quitter, il la porte lentement sur le rivage, et console ses compagnes.

À côté de la prairie est un bois de myrtes dont les routes font mille détours. Les amants y viennent se conter leurs peines : l’Amour, qui les amuse, les conduit par des routes toujours plus secrètes.

Non loin de là est un bois antique et sacré où le jour n’entre qu’à peine : des chênes, qui semblent immortels, portent au ciel une tête qui se dérobe aux yeux. On y sent une frayeur religieuse : vous diriez que c’était la demeure des dieux lorsque les hommes n’étaient pas encore sortis de la terre.

Quand on a trouvé la lumière du jour, on monte une petite colline sur laquelle est le temple de Vénus : l’univers n’a rien de plus saint ni de plus sacré que ce lieu.

Ce fut dans ce temple que Vénus vit pour la première fois Adonis : le poison coula au cœur de la déesse. Quoi ! dit-elle, j’aimerais un mortel ! Hélas ! je sens que je l’adore. Qu’on ne m’adresse plus de vœux ; il n’y a plus à Gnide d’autre dieu qu’Adonis.

Ce fut dans ce lieu qu’elle appela les Amours, lorsque, piquée d’un défi téméraire, elle les consulta. Elle était en doute si elle s’exposerait nue aux regards du berger troyen. Elle cacha sa ceinture sous ses cheveux ; ses nymphes la parfumèrent ; elle monta sur son char traîné par des cygnes, et arriva dans la Phrygie. Le berger balançait entre Junon et Pallas ; il la vit, et ses regards errèrent et moururent : la pomme d’or tomba aux pieds de la déesse ; il voulut parler, et son désordre décida.

Ce fut dans ce temple que la jeune Psyché vint avec sa mère, lorsque l’Amour, qui volait autour des lambris dorés, fut surpris lui-même par un de ses regards. Il sentit tous les maux qu’il fait souffrir. C’est ainsi, dit-il, que je blesse ! Je ne puis soutenir mon arc ni mes flèches. Il tomba sur le sein de Psyché. Ah ! dit-il, je commence à sentir que je suis le dieu des plaisirs.
Lorsqu’on entre dans ce temple, on sent dans le cœur un charme secret qu’il est impossible d’exprimer : l’âme est saisie de ces ravissements que les dieux ne sentent eux-mêmes que lorsqu’ils sont dans la demeure céleste. Tout ce que la nature a de riant est joint à tout ce que l’art a pu imaginer de plus noble et de plus digne des dieux.

Une main, sans doute immortelle, l’a partout orné de peintures qui semblent respirer. On y voit la naissance de Vénus, le ravissement des dieux qui la virent, son embarras de se voir toute nue, et cette pudeur qui est la première des grâces.

On y voit les amours de Mars et de la déesse. Le peintre a représenté le dieu sur son char, fier et même terrible : la Renommée vole autour de lui ; la Peur et la Mort marchent devant ses coursiers couverts d’écume ; il entre dans la mêlée, et une poussière épaisse commence à le dérober. D’un autre côté, on le voit couché languissamment sur un lit de roses ; il sourit à Vénus : vous ne le reconnaissez qu’à quelques traits divins qui restent encore. Les Plaisirs font des guirlandes dont ils lient les deux amants : leurs yeux semblent se confondre : ils soupirent ; et, attentifs l’un à l’autre, ils ne regardent pas les Amours qui se jouent autour d’eux.

Dans un appartement séparé, le peintre a représenté les noces de Vénus et de Vulcain. Toute la cour céleste y est assemblée. Le dieu paraît moins sombre, mais aussi pensif qu’à l’ordinaire. La déesse regarde d’un air froid la joie commune : elle lui donne négligemment une main qui semble se dérober ; elle retire de dessus lui des regards qui portent à peine, et se tourne du côté des Grâces.

Dans un autre tableau, on voit Junon qui fait la cérémonie du mariage. Vénus prend la coupe pour jurer à Vulcain une fidélité éternelle : les dieux sourient, et Vulcain l’écoute avec plaisir.
De l’autre côté, on voit le dieu impatient qui entraîne sa divine épouse ; elle fait tant de résistance, que l’on croirait que c’est la fille de Cérès que Pluton va ravir, si l’œil qui voit Vénus pouvait jamais se tromper.

Plus loin de là, on le voit qui l’enlève pour l’emporter sur le lit nuptial. Les dieux suivent en foule. La déesse se débat et veut échapper des bras qui la tiennent. Sa robe fuit ses genoux ; la toile vole ; mais Vulcain répare ce beau désordre, plus attentif à la cacher, qu’ardent à la ravir.

Enfin, on le voit qui vient de la poser sur le lit que l’Hymen a préparé : il l’enferme dans les rideaux, et il croit l’y tenir pour jamais. La troupe importune se retire ; il est charmé de la voir s’éloigner. Les déesses jouent entre elles ; mais les dieux paraissent tristes ; et la tristesse de Mars a quelque chose d’aussi sombre que la noire jalousie.

Charmée de la magnificence de son temple, la déesse elle-même y a voulu établir son culte : elle en a réglé les cérémonies, institué les fêtes, et elle y est en même temps la divinité et la prêtresse.

Le culte qu’on lui rend presque par toute la terre est plutôt une profanation qu’une religion. Elle a des temples où toutes les filles de la ville se prostituent en son honneur, et se font une dot des profits de leur dévotion. Elle en a où chaque femme mariée va, une fois en sa vie, se donner à celui qui la choisit, et jette dans le sanctuaire l’argent qu’elle a reçu. Il y en a d’autres où les courtisanes de tous les pays, plus honorées que les matrones, vont porter leurs offrandes. Il y en a enfin où les hommes se font eunuques, et s’habillent en femmes, pour servir dans le sanctuaire, consacrant à la déesse, et le sexe qu’ils n’ont plus, et celui qu’ils ne peuvent pas avoir.

Mais elle a voulu que le peuple de Gnide eût un culte plus pur, et lui rendît des honneurs plus dignes d’elle. Là, les sacrifices sont des soupirs, et les offrandes un cœur tendre. Chaque amant adresse ses vœux à sa maîtresse, et Vénus les reçoit pour elle.

Partout où se trouve la beauté, on l’adore comme Vénus même ; car la beauté est aussi divine qu’elle.

Les cœurs amoureux viennent dans le temple ; ils vont embrasser les autels de la Fidélité et de la Constance.

Ceux qui sont accablés des rigueurs d’une cruelle y viennent soupirer : ils sentent diminuer leurs tourments, ils trouvent dans leur cœur la flatteuse espérance.

La déesse, qui a promis de faire le bonheur des vrais amants, le mesure toujours à leurs peines.

La jalousie est une passion qu’on peut avoir, mais qu’on doit taire. On adore en secret les caprices de sa maîtresse, comme on adore les décrets des dieux, qui deviennent plus justes lorsqu’on ose s’en plaindre.

On met au rang des faveurs divines, le feu, les transports de l’amour, et la fureur même : car, moins on est maître de son cœur, plus il est à la déesse.

Ceux qui n’ont point donné leur cœur sont des profanes qui ne peuvent pas entrer dans le temple : ils adressent de loin leurs vœux à la déesse, et lui demandent de les délivrer de cette liberté, qui n’est qu’une impuissance de former des désirs.

La déesse inspire aux filles de la modestie : cette qualité charmante donne un nouveau prix à tous les trésors qu’elle cache.

Mais jamais, dans ces lieux fortunés, elles n’ont rougi d’une passion sincère, d’un sentiment naïf, d’un aveu tendre.

Le cœur fixe toujours lui-même le moment auquel il doit se rendre ; mais c’est une profanation de se rendre sans aimer.

L’Amour est attentif à la félicité des Gnidiens : il choisit les traits dont il les blesse. Lorsqu’il voit une amante affligée, accablée des rigueurs d’un amant, il prend une flèche trempée dans les eaux du fleuve d’oubli. Quand il voit deux amants qui commencent à s’aimer, il tire sans cesse sur eux de nouveaux traits. Quand il en voit dont l’amour s’affaiblit, il le fait soudain renaître ou mourir : car il épargne toujours les derniers jours d’une passion languissante : on ne passe point par les dégoûts avant de cesser d’aimer ; mais de plus grandes douceurs font oublier les moindres.

L’Amour a ôté de son carquois les traits cruels dont il blessa Phèdre et Ariane, qui, mêlés d’amour et de haine, servent à montrer sa puissance, comme la foudre sert à faire connaître l’empire de Jupiter.

À mesure que le dieu donne le plaisir d’aimer, Vénus y joint le bonheur de plaire.

Les filles entrent chaque jour dans le sanctuaire pour faire leur prière à Vénus. Elles y expriment des sentiments naïfs comme le cœur qui les fait naître. Reine d’Amathonte, disait une d’elles, ma flamme pour Thyrsis est éteinte : je ne te demande pas de me rendre mon amour ; fais seulement qu’Ixiphile m’aime.

Une autre disait tout bas : Puissante déesse, donne-moi la force de cacher quelque temps mon amour à mon berger, pour augmenter le prix de l’aveu que je veux lui en faire.

Déesse de Cythère, disait une autre, je cherche la solitude ; les jeux de mes compagnes ne me plaisent plus. J’aime peut-être. Ah ! si j’aime quelqu’un, ce ne peut être que Daphnis.
Dans les jours de fête, les filles et les jeunes garçons viennent réciter des hymnes en l’honneur de Vénus : souvent ils chantent sa gloire, en chantant leurs amours.

Un jeune Gnidien, qui tenait par la main sa maîtresse, chantait ainsi : Amour, lorsque tu vis Psyché, tu te blessas sans doute des mêmes traits dont tu viens de blesser mon cœur : ton bonheur n’était pas différent du mien ; car tu sentais mes feux, et moi j’ai senti tes plaisirs.

J’ai vu tout ce que je décris. J’ai été à Gnide : j’y ai vu Thémire, et je l’ai aimée ; je l’ai vue encore, et je l’ai aimée davantage. Je resterai toute ma vie à Gnide avec elle, et je serai le plus heureux des mortels.

Nous irons dans le temple, et jamais il n’y sera entré un amant si fidèle : nous irons dans le palais de Vénus, et je croirai que c’est le palais de Thémire ; j’irai dans la prairie, et je cueillerai des fleurs que je mettrai sur son sein : peut-être que je pourrai la conduire dans le bocage où tant de routes vont se confondre ; et, quand elle sera égarée… L’Amour, qui m’inspire, me défend de révéler ses mystères.

Montesquieu, Le Temple de Gnide, Paris, Firmin-Didot frères, fils et Cie, 1857, p. 111.
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