Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Le cortège du Graal

Le Conte du Graal

Mais voilà que devant lui, dans une vallée, il aperçoit le haut d’une tour qui apparaît. On n’aurait su trouver tour plus belle ni mieux bâtie d’ici jusqu’à Beyrouth. Elle était carrée, faite de pierres grises, avec des tourelles tout autour. Devant la tour, il y avait une grande salle, elle-même précédée d’antichambres. Le jeune homme descend dans cette direction, en se disant que celui qui l’avait envoyé là l’avait vraiment mis sur la bonne voie. Il se dirige vers la porte, y trouve un pont-levis qui était abaissé. Il traverse le pont. De jeunes garçons accourent à sa rencontre, au nombre de quatre : deux le débarrassent de ses armes, le troisième emmène son cheval pour lui donner fourrage et avoine, le quatrième le revêt d’un manteau d’écarlate, tout neuf. Ils l’emmènent jusqu’aux antichambres et, sachez-le, on n’en aurait pu trouver ni voir d’aussi belles d’ici jusqu’à Limoges, pour peine qu’on s’en donnât. Le jeune homme se tint dans l’antichambre jusqu’à ce qu’il fût temps de se rendre auprès du maître de céans qui l’envoyait chercher par deux de ses serviteurs. Il pénètre avec eux dans la grande salle, une salle carrée, aussi longue que large. Au milieu de la salle, sur un lit, il voit assis un noble et beau personnage aux cheveux grisonnants. Sa tête était couverte d’une zibeline noire comme mûre, autour de laquelle s’enroulait une étoffe de pourpre, et il en était de même du reste de ses vêtements. Il se tenait appuyé sur le coude. Devant lui, entre quatre colonnes, un grand feu de bois sec brûlait avec éclat. On aurait pu autour du feu faire asseoir quatre cents hommes et ils eussent été à leur aise. Puissantes étaient les colonnes qui soutenaient la cheminée hautes et larges, faites d’airain massif. Les voilà arrivés auprès du maître de céans. Quand celui-ci voit venir le jeune homme, il le salue aussitôt et lui dit :
– Mon ami, ne soyez pas offensé si je ne me lève pas pour vous accueillir : je ne suis pas en état de le faire.
– Par Dieu, seigneur, lui répond-il, ne parlez pas de cela. Que Dieu m’accorde joie et santé, je ne m’en formalise aucunement.
Mais le noble vieillard se donne, pour lui faire honneur, tant de mal qu’il se redresse du mieux qu’il peut.
– Mon ami, dit-il, approchez donc. N’hésitez pas à venir vous asseoir tranquillement à côté de moi, je vous y invite de bon coeur. […]
Tandis qu’ils parlaient de choses et d’autres, un jeune homme sort d’une chambre, porteur d’une lance à l’éclatante blancheur qu’il tenait par le milieu de la hampe ; il passe entre le feu et ceux qui se tenaient assis sur le lit. Tous ceux qui étaient là pouvaient voir la blancheur éclatante de la lance et de son fer. Une goutte de sang perlait à la pointe de la lance, et jusqu’à la main du jeune homme coulait cette goutte vermeille. Notre jeune homme, arrivé le soir même, vit cet étonnant spectacle mais il se retint de demander comment cela pouvait se produire, car il se souvenait de la recommandation reçue de celui qui l’avait armé chevalier : il lui avait enjoint de se garder de tout excès de parole. Aussi craint-il, s’il pose une question, de se le voir imputer à grossièreté, et pour cette raison, il ne la pose pas. Alors parurent deux autres jeunes gens tenant des chandeliers d’or pur, finement niellés. Ces jeunes gens, qui portaient les chandeliers, brûlaient pour le moins dix chandelles. Tenant un graal de ses deux mains, une demoiselle s’avançait avec les jeunes gens, belle, gracieuse et élégamment parée. Quand elle fut entrée avec le graal qu’elle tenait, il s’en dégagea une si grande clarté que les chandelles en perdirent leur éclat, comme les étoiles et la lune au lever du soleil. Après la demoiselle en venait une autre qui portait un plat à découper en argent. Le graal, qui se présentait en tête du cortège, était de l’or le plus pur et serti de toutes sortes de pierres précieuses, les plus riches et les plus rares qui soient sur terre ou dans les mers. Elles avaient, sans nul doute, plus de valeur qu’aucune autre, ces pierres qui ornaient le graal. Tout comme la lance, le reste du cortège passa devant le jeune homme pour aller d’une chambre à l’autre. Il le vit passer mais il n’osa pas demander, à propos du graal, à qui l’on en faisait le service, car il gardait toujours présente à l’esprit la recommandation du noble et sage seigneur. J’ai bien peur qu’il n’en vienne quelque mal, car j’ai souvent entendu dire qu’on peut à l’occasion trop se taire aussi bien que trop parler. Mais que ce soit pour son bien ou qu’il lui en arrive malheur, il ne leur pose aucune question.

Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal. Roman de la fin du 12e siècle. Traduction par Félix Lecoy
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmrqd6xpkx9zz