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Extrait

La tradition chinoise des parcs impériaux

Guillaume Pauthier, « Palais d’Été de l’empereur Khien-Loung », 1864

À trente li ou trois lieues, au nord-ouest de la porte de Pékin, appelée Si-tchi-mén (la “porte située directement à l’ouest”), on trouve un grand bourg que l’on nomme Haï-thien, habité naguère encore, comme autrefois Versailles, par une population nombreuse, attachée à la cour des empereurs chinois, qui vivait uniquement des nombreuses industries que ces empereurs se plaisaient à entretenir et à encourager. Au delà de ce bourg, est situé un parc immense, plus grand à lui seul que toute la ville de Pékin, et ayant aussi deux enceintes carrées concentriques, dans lesquelles se trouvaient disséminées quarante palais d’architecture purement chinoise, dont on donne ici plusieurs spécimens dessinés d’après quelques-uns des quarante magnifiques dessins coloriés et exécutés sur soie par des artistes chinois, lesquels dessins ornent un album provenant du cabinet de l’empereur Khien-lounget acheté, dans ces derniers temps, par la Bibliothèque impériale de Paris. On y a ajouté une autre vue, tirée d’un album représentant en vingt dessins, aussi coloriés, les palais construits à l’européenne par le même empereur.
Ce fut l’empereur Young-tching, qui, sur les recommandations de son père, le célèbre Kang-hi, contemporain de Louis XIV, choisit cette localité, au nord-ouest de Pékin, pour y établir sa résidence d’été ; mais ce fut son petit-fils, l’empereur Khien-loung, mort en 1796, après un règne de soixante ans, qui fit de cette résidence l’ensemble le plus extraordinaire de palais, de pavillons, de kiosques, de pièces d’eau, de rochers, de collines et de vallées factices que la main de l’homme ait jamais créé.

Dès les premiers temps de la monarchie chinoise on voit les souverains de ce pays, comme d’ailleurs ceux des autres monarques asiatiques, rechercher avec passion le luxe des palais et des grands parcs réservés. Ainsi on lit dans le philosophe Meng-tseu (368 avant J.-C.) :
« Siouan-Wang, roi de Tsi, interrogea Meng-tseu en ces termes : J’ai entendu dire que le parc de Wen-Wang avait soixante-dix li (sept lieues) de circonférence ; les avait-il véritablement ?
Meng-tseu répondit : c’est ce que l’histoire rapporte.
Le roi dit : D’après cela, il était donc d’une grandeur excessive ?
Meng-tseu dit : Le peuple le trouvait encore trop petit.
Le roi ajouta : J’ai un parc qui n’a que quarante li (quatre lieues) de circonférence, et le peuple le trouve encore trop grand ; pourquoi cette différence ?
Meng-tseu répondit : Le parc de Wen-Wang avait soixante-dix li de circuit ; mais c’était là que se rendaient tous ceux qui avaient besoin de cueillir de l’herbe ou de couper du bois. Ceux qui désiraient prendre des faisans ou des lièvres allaient là. Comme le roi avait son parc en commun avec le peuple, celui-ci le trouvait trop petit? quoiqu’il eût sept lieues de circonférence. Cela n’était-il pas juste ?
Moi, votre serviteur, continue le philosophe, lorsque je commençai à franchir la frontière, je m’informai de ce qui était principalement défendu dans votre royaume, avant d’oser pénétrer plus avant. Votre serviteur apprit qu’il y avait un parc de quatre lieues de tour, que l’homme du peuple qui y tuait un cerf était puni de mort, comme s’il avait commis le meurtre d’un homme ; alors ce parc est une véritable fosse de mort de quatre lieues de circonférence ouverte au sein de votre royaume. Le peuple, qui trouve ce parc trop grand, n’a-t-il pas raison ?
Le roi parla d’autre chose. »

Le célèbre empereur des Thsin, Chi-Hoanq-Ti, qui, deux cent cinquante ans avant notre ère, fit brûler tous les livres, après avoir détruit tous les royaumes féodaux qui s’étaient formés en Chine sous les précédentes dynasties, se fit faire des jardins de plaisance de trois cents li (ou trente lieues) de circonférence, qu’il peupla de quadrupède, de poisons, d’oiseaux, d’arbres, de plantes et de fleurs de tous les pays. Les historiens chinois disent qu’il y réunit plus de trois mille espèces d’arbres. Il y fit construire en outre autant de palais qu’il avait détruit de principautés ; et ces palais étaient bâtis sur le modèle le plus beau qu’avait, offert chacune de ces mêmes principautés.
L’empereur Wou-Ti des Han (140 av. notre ère) qui avait porté ses armes jusqu’aux bords de la mer Caspienne et aux frontières de l’Inde, se fit construire un parc qui avait plus de cinquante lieues de tour, parsemé de palais, de kiosques, de grottes, de décorations de toutes sortes. Trente mille esclaves y étaient continuellement occupés ; toutes les provinces de l’empire devaient y envoyer chaque année ce qu’elles avaient de plus rare, en plantes, en fleurs, en arbrisseaux et en arbres de toutes sortes.
Un autre empereur de la même dynastie ne partageait pas de tels goûts de magnificence et négligeait ses jardins de plaisance. Un de ses ministres lui ayant fait des observations à ce sujet, l’empereur répondit : « Je veux faire un jardin de toute la Chine ; si mon prédécesseur avait employé en défrichements les sommes immenses qu’il a dépensées à agrandir et embellir ses parcs, bien des milliers d’hommes, qui manquent de riz, en auraient abondamment. »

Guillaume Pauthier, « Palais d’Été de l’empereur Khien-Loung », Le Tour du Monde, 1864
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