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Extrait

Le quotidien des femmes d’un music hall

Colette, Les Vrilles de la vigne, 1902
Dernière nouvelle du recueil Les Vrilles de la vigne, « Music Hall » revient sur le quotidien des acteurs et surtout des actrices. Au moment des répétitions, le directeur souhaite voir le costume « à transformation » de Mme Loquette.

[…] On se précipite, avec des exclamations de soulagement, vers la principale interprète. Le gros commanditaire assure son monocle. Mme Loquette, qui a froid, frissonne des coudes, et serre les épaules sous son costume peut-être monténégrin, sans doute croate, à coup sûr moldovalaque, avec quelque chose de dalmate dans l’allure générale… Elle a faim, elle vient de passer quatre heures debout chez Landolff, elle bâille d’agacement…

 Voyons ce fameux costume !

C’est une déception. « Trop simple ! » murmure le patron. « Un peu sombre ! » laisse tomber le gros commanditaire. L’auteur de la musique, oubliant Pelléas, s’approche, onduleux et désossé, et dit pâteusement : « C’est drôle, je ne le voyais pas comme ça… Moi, j’aurais aimé quelque chose de vert, avec de l’or, et puis avec un tas de machins qui pendent, des… fourbis, des… des zédipoifs, quoi ! »

Mais le mime W…, enchanté, déclare que ce rouge-rose fait épatamment valoir les feuille-morte et les gris de sa défroque de contrebandier. Mme Loquette, les yeux ailleurs, ne répond rien et souhaite seulement, de toutes les forces de son âme, un sandwich au jambon, ou deux, – ou trois, — avec de la moutarde…

Silence soucieux.

 Enfin, soupire le patron, voyons le dessous… Allez-y, W…, prenez votre scène au moment où vous lui arrachez sa robe…

Le bronchité, le pneumonique se transforme, d’un geste de son visage, en brute montagnarde, et se rue, poignard levé, sur Mme Loquette, l’affamée Loquette devenue brusquement une petite femelle traquée, haletante, les griffes prêtes… Ils luttent un court instant, la robe se déchire du col aux chevilles, Mme Loquette apparaît demi-nue, le cou renversé offert au couteau…

 Hep ! … arrêtez-vous, mes enfants ! l’effet est excellent ! Pourtant, attendez…

Les hommes se rapprochent de la principale interprète. Silence studieux. Elle laisse, plus indifférent qu’une pouliche à vendre, errer leurs regards sur ses épaules découvertes, sur la jambe visible hors de la tunique fendue…

Le patron cherche, clappe des lèvres, ronchonne :

 Évidemment, évidemment… Ce n’est pas… Ce n’est pas assez… pas assez nu, là !

La pouliche indifférente tressaille comme piquée par un taon.

 Pas assez nu ! qu’est-ce qu’il vous faut ?

 Eh ! il me faut… je ne sais pas, moi. L’effet est bon, mais pas assez éclatant, pas assez nu, je maintiens le mot ! Tenez, cette mousseline sur la gorge… C’est déplacé, c’est ridicule, c’est engonçant… Il me faudrait…

Inspiré, le patron recule de trois pas, étend le bras, et, d’une voix d’aéronaute quittant la terre :

 Lâchez un sein ! crie-t-il.
 
* * *

Même cadre. On répète la Revue. Une revue comme toutes les revues. C’est l’internement, de une à sept heures, de tout un pensionnat pauvre et voyant, bavard, empanaché, – grands chapeaux agressifs, bottines dont le chevreau égratigné bleuit, jaquettes minces qu’on « réchauffe » d’un tour de cou en fourrure…

Peu d’hommes. Les plus riches reluisent d’une élégance boutiquière, les moins fortunés tiennent le milieu entre le lad et le lutteur. Quelques-uns s’en tiennent encore au genre démodé du rapin d’opérette, – beaucoup de cheveux et peu de linge, mais quels foulards !

Tous ont, en passant de la rue glaciale au promenoir, le même soupir de détente et d’arrivée, à cause de la bonne chaleur malsaine que soufflent les calorifères… Sur le plateau, le chaudron des répétitions fonctionne déjà, renforcé, pour les danses, d’un violon vinaigré. Treize danseuses anglaises se démènent, avec une froide frénésie. Elles dansent, dans cette demi-nuit des répétitions, comme elles danseront le soir de la générale, ni plus mal, ni mieux. Elles jettent, vers l’orchestre vide, le sourire enfantin, l’œil aguicheur et candide dont elles caresseront, à la première, les avant-scènes… Une conscience militaire anime leurs corps grêles et durs, jusqu’à l’instant de revenir, le portant franchi, des enfants maigres et gaies, nourries de sandwiches et de pastilles de menthe…

Au promenoir, une camaraderie de prisonnières groupe les petites marcheuses à trois louis par mois, celles qui changeront six ou huit fois de costume au cours de la Revue. Autour d’un guéridon de bar, elles bavardent comme on mange, avec fièvre, avec gloutonnerie ; plusieurs tirent l’aiguille, et raccommodent des nippes de gosse…

L’une d’elles séduit par sa minceur androgyne. Elle a coiffé ses cheveux courts d’un feutre masculin, d’une élégance très Rat-Mort. Les jambes croisées sous sa jupe étroite, elle fume et promène autour d’elle le regard insolent et sérieux d’une Mademoiselle de Maupin. L’instant d’après, sa cigarette finie, elle tricote, les épaules basses, une paire de chaussons d’enfant… Pauvre petite Maupin de Montmartre, qui arbore un vice seyant comme on adopte le chapeau du jour. « Qu’est-ce que tu veux, on n’a pas de frais de toilette, avec deux galures et deux costumes tailleur je fais ma saison : et puis il y a des hommes qui aiment ça… »

Une boulotte camuse aux yeux luisants, costaude, courtaude, coud d’une main preste et professionnelle, en bavardant âprement. « Ils vont encore nous coller une générale à minuit et demi, comme c’est commode… Moi que j’habite au Lion de Belfort, parce que mon mari est ouvrier serrurier… Alors, vous comprenez, la générale finit sur les trois heures et demie, peut-être quatre heures, et je suis sûre de rentrer sur mes pattes, juste à temps pour faire la soupe à mon mari qui s’en va à cinq heures et demie, et puis, après, les deux gosses qu’il faut qu’ils aillent à l’école… » Celle-ci n’a rien d’une révoltée, d’ailleurs ; chaque métier a ses embêtements, n’est-ce pas ?

Dans une baignoire d’avant-scène, un groupe coquet, emplumé, fourré, angora, s’isole et tient salon. Il y a la future commère et la diseuse engagée pour trois couplets, et la petite amie d’un des auteurs, et celle du gros commanditaire… Elles gagnent, toutes, entre trois cents et deux mille francs par mois, mais on a des renards de deux cents louis, et des sautoirs de perles… On est pincées, posées, méfiantes. On ne joue pas à l’artiste, oh ! Dieu non. On ne parle pas de métier. On dit : « Moi, j’ai eu bien des ennuis avec mon auto… Moi, je n’irai pas à Monte-Carlo cet hiver, j’ai horreur du jeu ! Et puis, après la revue, je serai si contente de me reposer un peu chez moi, de ne pas sortir le soir ! Mon ami adore la vie de famille… nous avons une petite fille de quatre ans qui est un amour… »

Ici, comme à côté, l’enfant se porte beaucoup, légitime ou non. J’entends : « L’institutrice de Bébé… Mon petit Jacques qui est déjà un homme, ma chère ! » L’une d’elles renchérit et avoue modestement quatre garçons. Ce sont des cris, des exclamations d’étonnement et d’envie… La jeune pondeuse, fraîche comme une pomme, se rengorge avec une moue d’enfant gâtée.

En face d’elle, la plus jolie de toutes médite, les doigts taquinant son lourd collier de perles irisées, et fixe dans le vide un regard bleu mauve, d’une nuance inédite et sûrement très coûteuse. Elle murmure enfin : « Ça me fait songer que je n’ai pas eu d’enfant depuis deux ans… Il m’en faut un pour dans… dans quatorze mois. » Et comme on rit autour d’elle, elle s’explique, paisible : « Oui, dans quatorze mois. Ça me fera beaucoup de bien, il n’y a rien qui "dépure" le sang comme un accouchement. C’est un renouvellement complet, on a un teint, après !… J’ai des amies qui passent leur vie à se purger, à se droguer, à se coller des choses sur la figure… Moi, au lieu de çà, je me fais faire un enfant, c’est bien plus sain ! » (rigoureusement sic !)

En quittant le promenoir, je frôle du pied quelque chose qui traîne sur le tapis sale… Un peu plus, j’écrasais une main, une petite patte enfantine, la paume en l’air… Les petites Anglaises se reposent là, par terre, en tas. Quelques-unes, assises, s’adossent au mur, les autres sont jetées en travers de leurs genoux ou pelotonnées en chien de fusil, et dorment. Je distingue un bras mince, nu jusqu’au coude, une chevelure lumineuse en coques rousses au-dessus d’une délicate oreille anémique… Sommeil misérable et confiant, repos navrant et gracieux de jeunes bêtes surmenées… On songe à une portée de chatons orphelins, qui se serrent pour se tenir chaud…

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