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Extrait

Vision nocturne

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Ce fut tandis que nous glissions dans ces dernières eaux par une sereine nuit de lune, tandis que les vagues s’enroulaient en volutes d'argent et que leur doux bouillonnement diffus transformait la solitude en silence argentin, ce fut par une telle nuit silencieuse que bien au-delà de la blanche écume de l'étrave nous vîmes un souffle argenté. La lumière de la lune le faisait paraître céleste ; on eût dit, sortant des flots, quelque dieu étincelant, paré de plumes. Fedallah fut le premier à l'apercevoir car c'était son habitude, par ces nuits lunaires, de monter au grand mât, et d'y guetter d'un œil aussi sûr que s'il eût fait grand jour. Pourtant, bien que des gammes de baleines soient parfois aperçues de nuit, il ne se trouvait pas un baleinier sur cent pour s'aventurer à mettre alors à la mer. Vous imaginez, dès lors, avec quelle émotion les matelots voyaient ce vieil oriental perché si haut, à des heures aussi indues, le ciel mariant son turban à la lune. Mais lorsqu'il eut passé plusieurs nuits de suite, pendant un même laps de temps, dans la mâture, sans proférer le moindre son, lorsque après tant de silence sa voix surnaturelle retentit signalant ce souffle argenté de lune, alors chaque homme bondit sur ses pieds comme si un esprit ailé avait illuminé le gréement et appelé cet équipage de mortels. « La voilà qui souffle ! » Leur frisson n'aurait pas été plus grand si la trompette du Jugement avait retenti, pourtant ils n'éprouvèrent aucune terreur, et au contraire un certain plaisir car, bien que l'heure fût malvenue, le cri était si solennel, si délirant, si émouvant, que chaque âme à bord eut le désir instinctif de mettre les pirogues à la mer.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 51, p. 261-262.
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