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Extrait

À la recherche d’aventures périlleuses

Lord Byron, Le Pèlerinage de Childe Harold, Chant premier, 1812-1818
Après avoir quitté l’Angleterre à la recherche d’aventures, Childe Harold se rend en Espagne, où il découvre à la fois des paysages pittoresques et spectaculaires et un peuple fier et entreprenant.

L.
Tous ceux que vous voyez parcourant les chemins
Ont la cocarde rouge, et des armes en mains.
À leur premier aspect vous voyez sur leur tête
Quelle espèce d’accueil leur abord vous apprête ;
Et malheur à celui qui passe à leur côté
Sans ce noble ornement, signe de loyauté !
Le poignard est tout prêt et l’attaque est soudaine.
Des bataillons français la valeur serait vaine,
S’il pouvait émousser, caché sous le manteau,
Ou le tranchant du sabre, ou le glaive en faisceau.

LI.
À chaque défilé, de ses hauteurs flétries
La Morena soutient de sombres batteries.
On ne voit qu’obusiers, fusils, canons épars ;
Palissades, fossés, protégeant des remparts,
Des gardes vigilants, des bataillons en armes ;
Des tambours pour sonner le signal des alarmes ;
De nombreux magasins
Sous le chaume flétri des coursiers tout sellés ;
Des bombes, des boulets posés en pyramides ;
De la mèche brûlant les feux toujours livides ;
Tout présente à la vue un aspect menaçant,

LII.
Terrible ! — Mais celui dont le regard puissant
Par un signe de tête ébranlait les couronnes,
Faisait tomber les rois de leurs superbes trônes,
Avant de commander, s’arrête quelque instant.
Il daigne contenir son coursier haletant.
Bientôt ses légions, ses guerriers indomptables,
S’ouvriront un passage à ces monts redoutables ;
Et l’Occident conquis tombera dans les fers
De cet homme de sang, fléau de l’univers.
Espagne ! un jour de deuil couvre tes métropoles.
Qu’il sera triste, hélas ! quand le vautour des Gaules,
Déployant dans les airs les ailes de la mort,
Aura précipité les fils au sombre bord !

LIII.
Faut-il que ta superbe et vaillante jeunesse
Se courbe sous le joug, ou s’immole sans cesse,
Pour assouvir l’orgueil d’un tyran couronné ?
L’homme dès sa naissance au malheur condamné
A pour choix désormais la tombe ou l’esclavage !
La chute de l’Espagne ou le brûlant ravage...
Le pouvoir souverain qu’adorent les mortels
L’aurait-il donc livrée à ses destins cruels ?
Hélas ! tout est donc vain ! — la prière attendrie,
Les conseils des vieillards, l’amour de la patrie,
Le feu de la jeunesse et le cœur indompté
D’un peuple qui se lève aux cris de liberté !...

LIV.
Est-ce aussi vainement que la vierge espagnole
Suspendit sa guitare aux verts rameaux du saule ?
Répétant les accents de l’hymne des combats,
Elle a su revêtir l’armure des soldats.
Elle ose partager les dangers de la guerre,
Affronter le trépas, la vierge qui naguère
Pâlissait à l’aspect du sang... tremblait au bruit
Du vol lugubre et lent de l’oiseau de la nuit ;
Elle ose maintenant, sans frémir d’épouvante,
Voir les éclairs du sabre et la forêt mouvante
Des bataillons d’airain. — Minerve dans les rangs,
Elle foule à ses pieds les soldats expirants !

LV.
Vous qui, suivant son vol au char de la victoire,
Avec étonnement apprendrez son histoire ;
Si vous l’aviez connue en des jours plus heureux,
Vous auriez admiré la douceur de ses yeux,
De ses beaux grands yeux noirs ! la tendre mélodie
De ses chants par la voix de l’amour applaudie ;
Ses longs cheveux bouclés déliant le pinceau ;
Sa taille aérienne avec un port plus beau
Que celui de Vénus ; mais auriez-vous pu croire
Qu’un jour elle suivrait la chasse de la gloire.
Et que, dans Saragosse, accueillant le danger,
Elle repousserait le fer de l’étranger ?

LVI.
Son amant tombe, — alors point d’inutiles larmes ;
Son chef meurt, — à son poste elle porte ses armes ;
Le soldat fuit, — sa voix le rappelle à l’honneur ;
L’ennemi cède, — elle est en tête du vainqueur.
Qui pourrait d’un amant calmer l’ombre comme elle ?
Qui pourrait mieux d’un chef venger la mort cruelle,
Et rendre l’espérance au guerrier consterné ?
Qui, brûlant de fureur, serait plus acharné
Sur les Français fuyant que cette altière femme,
Poursuivant l’ennemi dans Saragosse en flamme ?...

LVII.
La fille de l’Espagne, aux yeux noirs, au teint clair,
N’est pas une Amazone armant toujours le fer ;
Elle sait l’art de plaire, et l’amour l’a formée
À soupirer plutôt qu’à conduire une armée.
Quoiqu’elle ait en courage égalé les guerriers,
Qu'elle ait pu s’exposer aux sabres meurtriers ;
Son ardeur martiale, osant braver la bombe,
Est le tendre courroux de la douce colombe,
Repoussant de son nid la main de l’oiseleur.
Surpassant en tendresse, en courage, en valeur,
Les femmes des climats où la beauté commande,
Ses charmes sont pareils, et son âme est plus grande.

LVIII.
On voit sur son menton la fossette qu’un jour
Sut imprimer le doigt arrondi de l’Amour.
Ses lèvres qu’aux baisers leur fraîche ardeur invite
Rendent l’homme vaillant avant qu’il les mérite.
Et que son regard fier est beau ! — l’ardent soleil
N’a pas de son teint frais terni l’éclat vermeil.
Il semble avec amour animer ces visages
Où jamais la langueur ne porte ses ravages,
Mais où la volupté respire les élans,
La flamme des regards et leurs transports brûlants.
Pâles beautés du Nord, qu’êtes-vous auprès d’elles ?
Combien vous paraissez languissantes et frêles !...

LIX.
Dites-moi, vous climats des poètes chantés,
Harems que j’aperçois dans ces lieux enchantés,
Où je fais résonner avec idolâtrie
Mes accents en l’honneur des beautés d’Ibérie ;
Osez-vous comparer vos terrestres houris,
Dont le soleil jamais n’aperçoit les souris,
Le regard tendre, avec les filles des Espagnes ?
Daignez donc convenir qu’au sein de leurs montagnes
De votre paradis nous retrouvons les traits,
Vos vierges aux yeux noirs, et leurs divins attraits.

LX.
Et toi, Parnasse, orgueil du monde poétique,
Toi que je vois enfin, non dans l’erreur magique
D’un transport inspiré, d’un songe délirant ;
Mais tel que tu parais au voyageur errant,
Portant dans tes beaux cieux ta haute et blanche cime
Dans ton sauvage aspect, ta majesté sublime !
Qui donc s’étonnera si j’ose te chanter ?
Un humble pèlerin jamais, sans s’arrêter,
Passa-t-il près de toi, quoique en ta solitude
Nulle lyre moderne aujourd’hui ne prélude ?

LXI.
Jeune, souvent de toi j’ai rêvé, mont sacré,
Par la main du génie à jamais consacré !
Celui qui ne sait pas ton nom que tout renomme
Ignore les transports les plus divins de l’homme !
Et moi, qui maintenant te célèbre en mes chants,
Je rougis d’employer de si faibles accents.
Hélas ! lorsque je pense à ces divins génies
Qui puisaient dans ton sein leurs sources d’harmonies,
Je tremble, et je ne puis que fléchir le genou,
Muet devant ta gloire et tes autels ; mais où
Je puis te contempler sous ton dais de nuages,
Content de t’admirer dans la splendeur des âges !...

LXII.
Plus heureux en cela que ces bardes divins
Que le sort enchaîna sous des climats lointains,
Verrai-je froidement ces lieux que l’homme honore,
Et que d’autres voyaient dans un rêve sonore
Sans les avoir jamais connus ou visités ?
Quoique leurs antres frais ne soient plus habités
Par l’antique Apollon et les Muses savantes ;
Dans ce tombeau sacré, rempli d’ombres vivantes,
Un doux génie encor soupire dans l’air pur,
Se tait dans les bosquets, roule le flot d’azur.

Lord Byron, Le Pèlerinage de Childe Harold, traduction de Guillaume Pauthier, Paris : A. Dupont, 1828, p. 55-59.
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