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Extrait

La valeur du signe écrit

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie

L’écriture chinoise sert de repère invariable à la réalité tout entière.

L’écriture chinoise se compose de milliers de caractères qui correspondent chacun à un mot. La prononciation du mot varie selon les lieux et les époques, ses acceptions peuvent évoluer ou se diversifier mais le caractère ne change pas : il garantit l’identité du mot, il en est l’emblème invariable. On peut donner une première idée de sa fonction en l’assimilant au chiffre arabe : le chiffre 5 désigne un nombre sans préjuger de la manière dont un français, un Italien, un Espagnol, etc., appelleront ce nombre dans leurs parlers respectifs – cinq, cinque, cinco, etc. Le caractère désigne un mot, ou l’idée d’un mot (son “signifié”, pour parler en termes précis) sans préjuger de la manière dont le mot peut être prononcé par des Chinois originaires de différentes parties de la Chine, parlant différents dialectes, ou de la manière dont il a été prononcé à différents moments du passé. Le caractère est une sorte de chiffre indépendant du temps et du lieu, soustrait aux vicissitudes de l’histoire et aux effets de l’humaine diversité. La foule des prononciation l’affecte aussi peu que les miroitements sémantiques dus aux contextes. Il constitue un repère immuable face à cette mouvance d’impondérables. Le signe écrit a de ce fait valeur d’institution dans la tradition chinoise beaucoup plus que dans la nôtre. Nous avons bien des chiffres et des lettres, mais les premiers ne renvoient qu’à des nombres, c’est à dire à des grandeurs abstraites, et les secondes ne représentent que des sons, c’est-à-dire des éléments du langage qui n’ont pas de sens en eux-mêmes. Ni les uns ni les autres n’évoquent la multiplicité des êtres et des choses. Le signe chinois par contre, comme le dit Claudel, « développe, pour ainsi dire, le chiffre : et l’appliquant à la série des êtres, il en différencie indéfiniment le caractère ». [Religion du signe, poème en prose contenu dans Connaissance de l’Est. Mercure de France, 1960, p.87] L’écriture chinoise sert de repère invariable à la réalité tout entière.
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Les caractères ne renvoient pas à des universaux, mais seulement aux idées de la langue chinoise. Les mots du chinois ont le plus souvent un équivalent exact ou approximatif dans les autres langues, mais peuvent aussi ne pas en avoir : l’écriture chinoise est faite pour noter de manière naturelle et complète le vocabulaire chinois et celui-là seul. Elle est en outre conçue pour reproduire la structure du chinois. Entre la suite des caractères de la phrase écrite et la chaîne des monosyllabes de la phrase parlée, l’équivalence est parfaite et constante, non seulement parce qu’à chaque caractère correspond un mot d’une syllabe et vice versa, ce qui assure déjà un puissant arrimage des deux séries, mais aussi parce que la phrase écrite et la phrase dite se présentent de la même manière à l’esprit de celui qui cherche à les comprendre : sous la forme d’une suite d’éléments homogènes uniformément juxtaposés que l’esprit ausculte pour dégager les relations significatives, les figures sous-jacentes du discours.
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Puisqu’il y a autant de caractères dans l’écriture que d’idées simples dans la langue, les caractères semblent révéler la réalité dans toute sa diversité. Les écritures alphabétiques, qui réduisent les mots à leur plus petit dénominateur, sons et lettres, occultent au contraire la diversité du réel. Comme la monnaie, qui réduit tous les produits de la nature et de l’industrie humaine au dénominateur commun de leur valeur d’échange, l’alphabet ramène la richesse infinie de la réalité sensible aux combinaisons de quelques signes dénués de valeur propre. On devine les incidences de ces deux systèmes sur les formes de pensée : parce qu’elle dissocie le signe de la chose pensée, l’écriture alphabétique suggère qu’il existe au-delà des signes visibles un domaine des idées, un monde d’identités abstraites que nos sens ne peuvent atteindre mais que notre esprit peut concevoir. Elle invite à se représenter comme une ascension vers la vérité le passage des sons aux mots, des mots aux pensées, des pensées aux idées en soi. Associant au contraire étroitement le signe et la chose pensée, l’écriture chinoise fait plutôt concevoir le signe comme une pensée et la pensée comme un signe, ou le signe comme une chose perçue et la chose perçue comme un signe. Elle incite moins à chercher derrière les signes visibles des réalités abstraites qu’à étudier les relations, les configurations, les récurrences de phénomènes qui sont des signes et de signes qui sont des phénomènes, à s’interroger sur la dynamique de leurs apparitions et de leurs disparitions. Elle engage la réflexion dans des voies différentes des nôtres, mais tout aussi fécondes.

[Chapitre 1 / L'écriture chinoise (p. 13)]

Le pouvoir du signe écrit

[La calligraphie] est une célébration des pouvoirs du signe écrit, qui sont liés dans leur esprit à l'origine même des choses. Le signe est traditionnellement conçu en Chine comme la chose à l'état naissant. Les phénomènes sont censés naître en permanence de l'activité indifférenciée qui forme le fond invisible de la réalité. Ils en surgissent lorsque, dans ce fond actif, des énergies se nouent et forment une figure – qui ensuite prend corps et devient une réalité sensible. Cette figure qui émerge est un signe, et tout signe est une réalité à l'état naissant. Cela vaut en particulier pour les signes d'écriture, qui ont été inventés par les devins royaux de l'époque archaïque. L'écriture s'est laïcisée par la suite, mais jamais au point de perdre toute relation avec ses origines religieuses. De sorte que le calligraphe, lorsqu'il donne vie aux caractères, accomplit en quelque sorte un rite : il fait réellement d'eux des réalités vivantes à l'état naissant.

[Chapitre 3 / L'usage du corps (p. 47)]

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie, Skira/Seuil, 2001 Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.
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