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Extrait

18 août. Pourquoi faut-il que ce qui fait la félicité de l’homme devienne aussi la source de son malheur ?

Johann Wolfgang von Goethe, Werther, 1774
Accablé par son amour impossible pour Charlotte, Werther se lamente et se souvient des jours où la nature était encore pour lui source de joie et de réconfort.

Pourquoi faut-il que ce qui fait la félicité de l’homme devienne aussi la source de son malheur ?
 
Cette ardente sensibilité de mon cœur pour la nature et la vie, qui m’inondait de tant de volupté, qui du monde autour de moi faisait un paradis, me devient maintenant un insupportable bourreau, un mauvais génie qui me poursuit en tous lieux. Lorsque autrefois du haut du rocher je contemplais, par-delà le fleuve, la fertile vallée jusqu’à la chaîne de ces collines ; que je voyais tout germer et sourdre autour de moi ; que je regardais ces montagnes couvertes de grands arbres touffus depuis leur pied jusqu’à leur cime, ces vallées ombragées dans tous leurs creux de petits bosquets riants, et comme la tranquille rivière coulait entre les roseaux agités, et réfléchissait le léger nuage que le doux vent du soir promenait sur le ciel en le balançant ; qu’alors j’entendais les oiseaux animer autour de moi la forêt ; que je voyais des millions d’essaims de moucherons danser gaiement dans le dernier rayon rouge du soleil, dont le dernier regard mourant délivrait et faisait sortir de l’herbe le hanneton bourdonnant ; que le bruissement et l’activité autour de moi rappelaient mon attention sur mon rocher, et que la mousse qui arrache à la pierre sa nourriture, et le genêt qui croît le long de l’aride colline de sable, m’indiquaient cette vie intérieure, mystérieuse, toujours active, toute-puissante, qui anime la nature !… comme je faisais entrer tout cela dans mon cœur ! Je me sentais comme déifié par ce torrent qui me traversait, et les majestueuses formes du monde infini vivaient et se mouvaient dans mon âme. Je me voyais environné d’énormes montagnes ; des précipices étaient devant moi, et des rivières d’orage s’y plongeaient ; des fleuves coulaient sous mes pieds, et je voyais, dans les profondeurs de la terre, agir et réagir toutes les forces impénétrables qui créent, et fourmiller sous la terre et sous le ciel les innombrables races des êtres vivants. Tout, tout est peuplé sous mille formes différentes ; et puis les hommes, dans leurs petites maisons, iront se confortant et se faisant illusion les uns aux autres, et régneront en idée sur le vaste univers ! Pauvre insensé, qui crois tout si peu de chose, parce que tu es si petit ! Depuis les montagnes inaccessibles du désert, qu’aucun pied ne toucha, jusqu’au bout de l’océan inconnu, souffle l’esprit de celui qui crée éternellement ; et ce souffle réjouit chaque atome qui le sent et qui vit… Ah ! pour lors combien de fois j’ai désiré, porté sur les ailes de la grue qui passait sur ma tête, voler au rivage de la mer immense, boire la vie à la coupe écumante de l’infini, et seulement un instant sentir dans l’étroite capacité de mon sein une goutte des délices de l’Être qui produit tout en lui-même et par lui-même !

Johann Wolfgang von Goethe, Werther, traduction de Philippe-François Aubry, Paris : C. Marpon et E. Flammarion, 1887, p. 82-84.
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