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Extrait

Ségolène Le Men, « Révolution de l'illustration »

Ségolène Le Men
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

Naissance d'un nouvel univers
Des troupes d'enfants qui se bousculent en riant pour monter ou descendre des échelles et des escaliers : ce thème hante l'iconographie des affiches pour l'édition enfantine et tout particulièrement celle des affiches Hetzel centrées sur les albums Stahl. Il s'agit là d'une allégorie dont la portée est à la fois psychique et sociale. L'échelle, celle du songe de Jacob, symbolise l'échappée du réel sur l'imaginaire qu'apporte la lecture à l'enfant ; son ascension rappelle l'acculturation offerte par le livre. Mais l'idéal de l'éducation récréative suppose que les enfants montent toujours. Or, dans ces images, ils descendent aussi ! Ce que cette inversion du mouvement révèle de neuf, c'est que l'édition enfantine se place « à hauteur d'enfant ». L'enfant se meut librement parce que l'adulte descend jusqu'à lui. Un nouvel univers de référence, antérieur à l'école, est apparu, celui de la chambre d'enfants, bientôt dénommée « nursery ». Il s'adresse à la classe d'âge préscolaire des « bébés », que les classes aisées n'envoient guère encore dans les écoles maternelles.

À hauteur d'enfant
Cette révolution de la relation entre l'enfant et l'adulte s'exprime dans l'illustration par le choix d'un point de vue nouveau, qui s'impose en premier lieu dans le Magasin d'Education et dans les albums Stahl, où le texte de Hetzel s'appuie sur les images. Au moment même où le système occidental de la perspective est ébranlé par de nouvelles façons de voir et de peindre, liées entre autres à l'estampe japonaise et à l'invention de l'image photographique, quelques « papas » qui figurent dans les albums de photographies de Hetzel s'accroupissent à la taille de Lili ou d'Alsa pour voir le monde à la mesure de leurs enfants de deux à trois ans. À la vue plongeante des peintres impressionnistes ou nabis sur leurs propres rejetons, répond cette vision en contre-plongée qui remet en cause toutes les conventions de l'image d'illustration. Dans La Journée de mademoiselle Lili ou Monsieur de La Palisse de Stahl, la ligne d'horizon des images reste au niveau du regard de l'enfant. Dans d'autres planches, c'est par le cadrage, centré sur l'enfant, qui exclut de l'image le haut du corps de l'adulte, que s'impose la vision nouvelle. Le processus utilisé, celui du coup d'œil fragmentaire, provient de la vignette romantique où Gavarni puis Bertall l'ont mis en œuvre dès les années 1940. Ce n'est qu'à la fin du siècle avec Renoir, que cette perception « à hauteur d'enfant » est entré dans l'histoire de la peinture, avec le double portrait des enfants du peintre Caillebotte de 1894, qui doit beaucoup à mademoiselle Lili.

Le dessin d'enfant
« À l'usage des enfants de 5 à 50 ans »", Hachette introduit une tout autre forme d'illustration à partir de 1860 dans les quatorze "albums Trim" (pseudonyme de Louis Ratisbonne et adaptateur du livre en français devenu Pierre l'ébouriffé) dont l'inspiration première revient au Struwwelpeter, conçu un soir de Noël par un psychiatre de Cologne pour les étrennes de son petit garçon. À l'origine de la veine caricaturale qui préside à l'illustration de ces albums, se trouve donc le dessin d'amateur pratiqué par l'adulte pour divertir l'enfant. Ces dessins malhabiles de grandes personnes ressemblent aux dessins d'enfant. C'est également au dessin d'enfant que reviennent Christophe dans une page du Sapeur Camembert, et Benjamin Rabier en 1905, dans la couverture de son album d'images d'Épinal, Drôl's de bêtes et Drôl's de gens. Le registre inférieur de l'album contient une définition en images du mot "album" : un enfant vu de dos y dessine des animaux sur un mur badigeonné de blanc. Le croisement entre le dessin d'enfant et la catégorie du drôle, qui est propre au graphisme régressif du dessin caricatural, appartient à la nouvelle conception de l'image pour enfants dont découlent les "illustrés" faits pour la poche du gamin..

L'illustration pour enfant
À partir des années 1860, et plus encore sous la IIIe République, est donc née une illustration pour l'enfant qui s'inspire de l'enfant lui-même, de sa vision, de sa manière de dessiner et enfin de ses façons parfois sacrilèges de manier le livre. Déchire-t-il des livres ? Des illustrations en prennent acte, comme le fait Adrien Marie, dans Une journée d'enfant et il reçoit alors Marie-sans-soin, un livre de Bertall qui est en loques quand il est conservé, ou bien des livres indéchirables sur toile, dont se vante l'éditeur Capendu, mais qui nous sont parvenus déchirés ! On lui explique aussi comment manipuler les livres sans les brutaliser grâce aux livres animés. Aime-t-il découper ? On lui donne un livre en forme d'éléphant ou de poupée ; on lui offre des découpages, qui paraissent dans la presse enfantine et sont repris en albums, comme le Guerriers et Grands Seigneurs de Job. On lui montre comment faire lui-même un album en découpant et en collant des chromos publicitaires ou des gravures dans les catalogues des grands magasins. Aime-t-il les couleurs vives et la peinture ? Les hors-textes finement gravés en couleurs d'après les aquarelles de Boutet de Monvel le guident dans le coloriage des vignettes dans le texte de ses albums, comme dans l'exemplaire de Nos Enfants, qui perpétue une pratique de toujours, déjà présente dans l'imagerie populaire de la fin du 18e siècle. Il y a aussi les coloriages, et surtout, l'album à gravures coloriées, des recueils d'Epinal aux albums Trim et, l'album en couleurs, chromolithographié ou chromotypographié, à partir de la collection du « Magasin des petits enfants ».
L'illustration des livres pour enfants a éveillé le sens esthétique de l'enfance dans la seconde moitié du 19e siècle, comme en témoigne Sartre, dont l'éventail de lectures ressemble à une anthologie de toute l'édition illustrée depuis les années 1860. À côté des vignettes du Grand Larousse illustré, viennent les « petits livres roses » de la Bibliothèque Rose Illustrée et tous les livres «rouge et or », lancés par Hetzel, puis les cartonnages polychromes ; enfin, les illustrés multicolores où s'introduit la bande dessinée.
Cet itinéraire reflète l'évolution de la librairie enfantine, depuis les livres d'éducation récréative par lesquels l'adulte veut hausser l'enfant jusqu'à lui, en enduisant de miel la potion morale bien cachée, jusqu'au livre conçu en fonction des manières de voir attribuées à l'enfance. Les illustrations de la première étape persistent par leur qualité esthétique, tandis que les suivantes sont extraordinairement novatrices par la vision nouvelle qu'elles mettent en place.

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