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Extrait

Des langues propres à la musique

Rousseau, Lettre sur la musique françoise, 1753

On peut concevoir des langues plus propres à la musique les unes que les autres : on en peut concevoir qui ne le seraient point du tout. Telle en pourrait être une qui ne serait composée que de sons mixtes, de syllabes muettes, sourdes ou nasales, peu de voyelles sonores, beaucoup de consonnes et d'articulations, et qui manquerait encore d'autres conditions essentielles dont je parlerai dans l'article de la mesure. Cherchons, par curiosité, ce qui résulterait de la musique appliquée à une telle langue.

Premièrement, le défaut d'éclat dans le son des voyelles obligerait d'en donner beaucoup à celui des notes ; et, parce que la langue serait sourde, la musique serait criarde. En second lieu, la dureté et la fréquence des consonnes forceraient à exclure beaucoup de mots, à ne procéder sur les autres que par des intonations élémentaires ; et la musique serait insipide et monotone : sa marche serait encore lente et ennuyeuse par la même raison ; et quand on voudrait presser un peu le mouvement, sa vitesse ressemblerait à celle d'un corps dur et anguleux qui roule sur le pavé.

Comme une telle musique serait dénuée de toute mélodie agréable, on tâcherait d'y suppléer par des beautés factices et peu naturelles ; on la chargerait de modulations fréquentes et régulières, mais froides, sans grâces et sans expression ; on inventerait des fredons, des cadences, des ports de voix, et d'autres agréments postiches, qu'on prodiguerait dans le chant, et qui ne feraient que le rendre plus ridicule sans le rendre moins plat. La musique, avec toute cette maussade parure, resterait languissante et sans expression ; et ses images, dénuées de force et d'énergie, peindraient peu d'objets en beaucoup de notes, comme ces écritures gothiques dont les lignes, remplies de traits et de lettres figurées, ne contiennent que deux ou trois mots, et qui renferment très peu de sens en un grand espace.

L'impossibilité d'inventer des chants agréables obligerait les compositeurs à tourner tous leurs soins du côté de l'harmonie ; et, faute de beautés réelles, ils y introduiraient des beautés de convention, qui n'auraient presque d'autre mérite que la difficulté vaincue : au lieu d'une bonne musique, ils imagineraient une musique savante ; pour suppléer au chant, ils multiplieraient les accompagnements ; il leur en coûterait moins de placer beaucoup de mauvaises parties les unes au-dessus des autres, que d'en faire une qui fût bonne. Pour ôter l'insipidité, ils augmenteraient la confusion ; ils croiraient faire de la musique, et ils ne feraient que du bruit.

Un autre effet qui résulterait du défaut de mélodie serait que les musiciens, n'en ayant qu'une fausse idée, trouveraient partout une mélodie à leur manière : n'ayant pas de véritable chant, les parties de chant ne leur coûteraient rien à multiplier, parce qu'ils donneraient hardiment ce nom à ce qui n'en serait pas, même jusqu'à la basse continue, à l'unisson de laquelle ils feraient sans façon réciter les basses tailles ; sauf à couvrir le tout d'une sorte d'accompagnement dont la prétendue mélodie n'aurait aucun rapport à celle de la partie vocale. Partout où ils verraient des notes ils trouveraient du chant, attendu qu'en effet leur chant ne serait que des notes, Voces, praetereàque nihil.

Rousseau, Lettre sur la musique françoise, 2e édition, 1753, p. 4-8.
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