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Extrait

Le chapeau d’Achab

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Or, la première fois qu'Achab se trouva à ce poste élevé, il y était depuis six minutes à peine que l'une de ces sauvages frégates à bec jaune qui viennent si souvent tournoyer malencontreusement autour des hommes en vigie sous ces latitudes, vint décrire en criant des cercles serrés et rapides autour de sa tête, puis s'éleva à quelque mille pieds pour redescendre en spirales et recommencer son tourbillon autour de la tête du capitaine.

Le regard perdu au loin vers l'horizon incertain, Achab ne parut pas prêter attention au farouche rapace et personne en vérité ne l'eût remarqué, en d'autres temps, tant c'était une circonstance banale ; pourtant, à présent, l’œil le plus insouciant semblait découvrir un sens malin à tout incident.

 Votre chapeau, votre chapeau, sir ! cria soudain le matelot sicilien, qui occupait le poste de vigie au mât d'artimon et se tenait juste derrière lui, bien qu'un peu en dessous, et séparé de lui par un gouffre d'air.

Mais déjà l'aile noire passait devant les yeux du vieillard, le long bec courbe frôlait sa tête, et la sombre frégate enleva dans un cri son trophée et s'envola.

Un aigle avait volé trois fois autour de la tête de Tarquin, lui avait enlevé sa coiffure pour la lui remettre, ce qui fit dire à sa femme Tanaquil qu'il serait roi de Rome. Mais c'était seulement au cas où la coiffure venait à être replacée que l'augure prenait un sens favorable. Le chapeau d'Achab ne lui fut jamais rendu, l'aigle des mers s'enfuit à tire-d'aile en l'emportant, bien loin au-devant de la proue, pour disparaître enfin puis, à l'endroit où l'on le perdit de vue, on discerna faiblement un minuscule point noir tombant dans la mer de ces hauteurs vertigineuses.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 130, p. 537-538.
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