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Extrait

L'Encyclopédie par elle-même

Diderot, « Encyclopédie », Encyclopédie, 1755
Dans un jeu de mise en abyme, l'Encyclopédie se définit elle-même à l'article « Encyclopédie ». Sous la plume de Diderot s'affichent les prétentions du projet : le produit libre d'une libre association de collaborateurs. 

ENCYCLOPÉDIE​, s. f. (Philosoph.) Ce mot signifie enchaînement de connaissances ; il est composé de la préposition greque ἐν, en, des substantifs ϰύϰλος, ​cercle, & παιδεία, connaissance​.

En effet, le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ; que ​nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir ​bien mérité du genre humain.

Il eût été difficile de se proposer un objet plus étendu que celui de traiter de tout ce qui a rapport à la curiosité de l’homme, à ses devoirs, à ses besoins, et à ses plaisirs. ​Aussi quelques personnes​ accoutumées à juger de la possibilité d’une entreprise, sur le peu de ressources qu’elles apperçoivent en elles-mêmes, ont prononcé que jamais nous n’acheverions la nôtre. [...]

Quand on vient à considérer la matiere immense d’une Encyclopédie, la seule chose qu’on aperçoive distinctement, c’est que ce ne peut être l’ouvrage d’​un seul homme​. Et comment un seul homme, dans le court espace de sa vie, réussirait-il à connoître et à développer le système universel de la nature et de l’art ? tandis que la société savante et nombreuse des académiciens ​de la Crusca a employé quarante années à former son vocabulaire, et que ​nos académiciens français​ avaient travaillé soixante ans à leur dictionnaire, avant que d’en publier la première édition ! Cependant, qu’est-ce qu’un dictionnaire de langue ? qu’est-ce qu’un vocabulaire, lorsqu’il est exécuté aussi parfaitement qu’il peut l’être ? Un recueil très exact des titres à remplir par un dictionnaire encyclopédique et raisonné.

Un seul homme, dira-t-on, est maître de tout ce qui existe, il disposera à son gré de toutes les richesses que les autres hommes ont accumulées. Je ne peux convenir de ce principe ; je ne crois point qu’il soit donné à un seul homme de connaître tout ce qui peut être connu ; de faire usage de tout ce qui est ; de voir tout ce qui peut être vu ; de comprendre tout ce qui est intelligible. Quand un dictionnaire raisonné des sciences et des arts ne serait qu’une combinaison méthodique de leurs élémens, je demanderais encore à qui il appartient de faire de bons éléments ; si l’exposition élémentaire des principes fondamentaux d’une science ou d’un art, est le coup d’essai d’un éleve, ou ​le chef-d’œuvre d’un maître. [...]

C’est à l’exécution de ​ce projet étendu, non seulement aux différents objets de nos académies, mais à toutes les branches de la connaissance humaine, qu’une Encyclopédie doit suppléer ; ouvrage qui ne s’exécutera que par une société de gens de lettres et d’artistes, épars, occupés chacun de sa partie, et liés seulement par l’intérêt général du genre humain, et par un sentiment de bienveillance réciproque.

Je dis une société de gens de lettres et d’artistes, afin de rassembler tous les talents. Je les veux ​épars​, parce qu’il n’y a aucune société subsistante d’où l’on puisse tirer toutes les connaissances dont on a besoin, et que, si l’on vouloit que l’ouvrage se fît toûjours et ne s’achevât jamais, il n’y aurait qu’à former une pareille société. Toute société a ses assemblées, ces assemblées laissent entr’elles des intervalles, elles ne durent que quelques heures, une partie de ce temps se perd en discussions, et les objets les plus simples consument des mois entiers  [...].

J’ajoute, ​des hommes liés par l’intérêt général du genre humain et par un sentiment de bienveillance réciproque,​ parce que ces motifs étant les plus honnêtes qui puissent animer des âmes bien nées, ce sont aussi les plus durables. On s’applaudit intérieurement de ce que l’on fait ; on s’échauffe ; on entreprend pour son collègue et pour son ami, ce qu’on ne tenterait par aucune autre considération ; et j’ose assurer, d’après l’expérience, que le succès des tentatives en est plus certain. L’Encyclopédie a rassemblé ses matériaux en assez peu de temps. Ce n’est point un vil intérêt qui en a réuni et hâté les auteurs ; ils ont vu leurs efforts secondés par la plupart des gens de lettres dont ils pouvaient attendre quelques secours ; et ils n’ont été importunés dans leurs travaux que par ​ceux qui n’avaient pas le talent nécessaire pour y contribuer seulement d’une bonne page.

Diderot, « Encyclopédie », Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 5, Paris : Briasson, David, Le Breton, Durand, 1755, p. 635-636.
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