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Extrait

Une ultime mise en garde

Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte IV, scène 10, 1834
L’entourage du duc Alexandre tente de le mettre en garde contre Lorenzo. Mais Alexandre n’écoute pas et suit son cousin en toute confiance, croyant se rendre à un rendez-vous galant avec une jeune femme.

Chez le duc.

LE DUC, à souper ; GIOMO. Entre le cardinal CIBO.

LE CARDINAL.
Altesse, prenez garde à Lorenzo.

LE DUC.
Vous voilà, cardinal ! asseyez-vous donc, et prenez donc un verre.

LE CARDINAL.
Prenez garde à Lorenzo, duc. Il a été demander ce soir à l’évêque de Marzi la permission d’avoir des chevaux de poste cette nuit.

LE DUC.
Cela ne se peut pas.

LE CARDINAL.
Je le tiens de l’évêque lui-même.

LE DUC.
Allons donc ! je vous dis que j’ai de bonnes raisons pour savoir que cela ne se peut pas.

LE CARDINAL.
Me faire croire est peut-être impossible ; je remplis mon devoir en vous avertissant.

LE DUC.
Quand cela serait vrai, que voyez-vous d’effrayant à cela ? Il va peut-être à Cafaggiuolo.

LE CARDINAL.
Ce qu’il y a d’effrayant, monseigneur, c’est qu’en passant sur la place pour venir ici, je l’ai vu de mes yeux sauter sur des poutres et des pierres comme un fou. Je l’ai appelé, et, je suis forcé d’en convenir, son regard m’a fait peur. Soyez certain qu’il mûrit dans sa tête quelque projet pour cette nuit.

LE DUC.
Et pourquoi ces projets me seraient-ils dangereux ?

LE CARDINAL.
Faut-il tout dire, même quand on parle d’un favori ? Apprenez qu’il a dit ce soir à deux personnes de ma connaissance, publiquement, sur leur terrasse, qu’il vous tuerait cette nuit.

LE DUC.
Buvez donc un verre de vin, cardinal. Est-ce que vous ne savez pas que Renzo est ordinairement gris au coucher du soleil ?

Entre sire Maurice.

SIRE MAURICE.
Altesse, défiez-vous de Lorenzo. Il a dit à trois de mes amis, ce soir, qu’il voulait vous tuer cette nuit.

LE DUC.
Et vous aussi, brave Maurice, vous croyez aux fables ? je vous croyais plus homme que cela.

SIRE MAURICE.
Votre Altesse sait si je m’effraie sans raison. Ce que je dis, je puis le prouver.

LE DUC.
Asseyez-vous donc, et trinquez avec le cardinal ; vous ne trouverez pas mauvais que j’aille à mes affaires. Eh bien ! mignon, est-il déjà temps ?

Entre Lorenzo.

LORENZO.
Il est minuit tout à l’heure.

LE DUC.
Qu’on me donne mon pourpoint de zibeline.

LORENZO.
Dépêchons-nous, votre belle est peut-être déjà au rendez-vous.

LE DUC.
Quels gants faut-il prendre ? ceux de guerre ou ceux d’amour ?

LORENZO.
Ceux d’amour, Altesse.

LE DUC.
Soit, je veux être un vert galant.

Ils sortent.

Alfred de Musset, Un spectacle dans un fauteuil, Paris, Revue des deux mondes, 1834, pp. 231-234.
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