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Extrait

Flaubert vu par Marcel Proust

Marcel Proust, « À propos du style de Flaubert », 1920

« J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire un homme qui, par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories […].
Et il n’est pas possible à qui est un jour monté sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu’elles sont sans précédent dans la littérature. […] il y a une beauté grammaticale […] qui n’a rien à voir avec la correction. C’est d’une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. […]
Cet imparfait, si nouveau dans la littérature, change entièrement l’aspect des choses et des êtres, comme font une lampe qu’on a déplacée, l’arrivée dans une maison nouvelle, l’ancienne si elle est presque vide et qu’on est en plein déménagement. C’est ce genre de tristesse, fait de la rupture des habitudes et de l’irréalité du décor, que donne le style de Flaubert, ce style si nouveau quand ce ne serait que par là. Cet imparfait sert à rapporter non seulement des paroles mais toute la vie des gens. »

« À propos du style de Flaubert », Nouvelle Revue Française, janvier 1920, Contre Sainte-Beuve, pp. 586-587 et 590.
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