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Extrait

Le pays merveilleux de la Romancie

Guillaume-Hyacinthe Bougeant, Voyage merveilleux du prince Fan-Férédin, dans la Romancie, 1735, chapitre 2
Quel pays merveilleux que la Romancie ! Là où naissent les histoires, l'air nourrit et les pierres compatissent. Plein d'humour, le Voyage merveilleux du prince Fan-Férédin, dans la Romancie moque les lieux communs de la littérature romanesque.

Mais ce que je ne dois pas oublier, c'est la bonté admirable du climat. Je n'avais jamais compris dans la lecture des romans, comment les princes et les princesses, les héros et leurs héroïnes, leurs domestiques mêmes et toute leur suite passaient toute leur vie, sans jamais parler de boire ni de manger. Car enfin, disais-je, on a beau être amoureux, passionné, avide de gloire, et héros depuis les pieds jusqu'à la tête : encore faut-il quelquefois subvenir à un besoin aussi pressant que celui de la faim. Mais il est vrai que j'ai bien changé d'idée, depuis que j'ai respiré l'air de la Romancie. C'est premièrement l'air le plus pur, le plus serein, le plus sain et le plus invariable qu'on puisse respirer. Aussi n'a-t-on jamais ouï dire qu'aucun héros ait été incommodé de la pluie, du vent, de la neige, ou qu'il ait été enrhumé du serein de la nuit, lorsqu'au clair de lune il se plaint de ses amoureux tourments. Mais cet air a surtout une propriété singulière, c'est de tenir lieu de nourriture à tous ceux qui le respirent, en sorte qu'on peut dans ce pays-là entreprendre le plus long voyage à travers les déserts les plus inhabités, sans se mettre en peine de faire aucune provision pour soi ni pour ses chevaux mêmes.

Voici encore une chose qui me frappa extrêmement. Nos rochers dans tous ces pays-ci sont d'une dureté et d'une inflexibilité si grande, qu'on leur dirait pendant une année entière les choses du monde les plus touchantes, qu'ils ne les écouteraient seulement pas. Mais ils sont bien différents dans la Romancie. J'en rencontrai dans mon chemin un amas assez considérable, et comme ma curiosité me portait à tout observer, je m'en approchai pour les considérer de plus près. Je voulus même en tâter quelques-uns de la main ; mais quel fut mon étonnement de les trouver si tendres, qu'ils cédaient à l'effort de ma main comme du gazon ou de la laine. J'avoue que ce phénomène me parut si étrange, que j'en jetai un cri d'étonnement, et je ne l'aurais jamais compris si on ne me l'avait expliqué depuis. C'est qu'il était venu la veille un amant des plus malheureux et des plus éloquents du pays, conter à ces rochers ses tourments ; et son récit était si touchant, ses accents douloureux si pitoyables, que les rochers n'avaient pu y résister malgré toute leur dureté naturelle. Les uns s'étaient fendus de haut en bas, les autres s'étaient laissés fondre comme de la cire, et les plus durs s'étaient attendris et amollis au point que je viens de dire.

Si les rochers de la Romancie sont si sensibles, il est aisé de juger quelle doit être en ce pays-là la complaisance des échos pour ceux qui ont à leur parler. Il n'y a rien de si aimable ni de si docile. Ils répètent tout ce que l'on veut. Si vous chantez, ils chantent ; si vous vous plaignez, ils se plaignent avec vous. Ils n'attendent même pas pour répondre que vous ayez achevé de parler ; et plutôt que de laisser un pauvre amoureux parler seul, ils s'entretiendront avec lui une journée entière. C'est une des grandes ressources qu'on ait dans ce pays-là, quand on n'a personne à qui l'on puisse confier ses peines secrètes. Il n'y a qu'à aller trouver un écho, surtout si c'est un écho femelle, et en voilà pour aussi longtemps qu'on veut.

Guillaume-Hyacinthe Bougeant, Voyage merveilleux du prince Fan-Férédin, dans la Romancie, Amsterdam, 1788, p. 18-21.
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