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Extrait

Pip, l’esprit du ciel

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Mais nous sommes tous entre les mains des dieux, et Pip sauta de nouveau. Les circonstances étaient à peu près celles de la première fois, sauf qu'il ne se prit pas dans la ligne et que lorsque le gibier se mit à fuir, Pip resta en arrière dans la mer, pareil à la malle d'un voyageur pressé. Hélas, Stubb ne fut que trop fidèle à sa promesse ! C'était un beau jour, bleu et généreux, le lamé d'une mer fraîche et calme s'étendait lisse jusqu'à l'horizon, tel une feuille d'or amincie à l'extrême. La tête d'ébène de Pip, s'enfonçant, surgissant, y semblait un clou de girofle. Il n'y eut point de couteau d'embarcation à brandir lorsqu'il tomba de la poupe. Le dos inexorable de Stubb ne se détourna pas et la baleine avait des ailes. En trois minutes, tout un mille d'Océan sans rivages sépara Pip de Stubb. Du centre de la mer, le pauvre Pip tourna sa tête noire, frisée dru, vers le soleil, cet autre naufragé solitaire malgré la hauteur éclatante de son abandon.

Par temps calme, nager au large est une affaire aussi simple pour un nageur entraîné que de voyager dans une voiture suspendue pour un terrien. Mais l'affreux senti-ment d'abandon est intolérable. L'intensité avec laquelle l'être se ramasse en lui-même au sein d'une aussi cruelle immensité, Seigneur, qui peut la dire ? Voyez comme les marins, lorsque, par calme plat, ils se baignent au large, voyez comme ils se serrent contre leur navire et se bornent à longer ses flancs.

Mais Stubb avait-il vraiment abandonné le pauvre petit nègre à son sort ? Non. Du moins telle n'était pas son intention. Car il y avait deux baleinières dans le sillage de la sienne et il pensa sans doute qu'elles auraient tôt fait de rejoindre Pip et de le repêcher, bien qu'en pareil cas les pêcheurs ne soient pas toujours disposés à de tels égards envers celui qui s'est mis en danger par sa propre pusillanimité quand bien même c'est une chose fréquente, car un couard est invariablement détesté par la pêcherie et poursuivi de cette même haine sans pitié que dans l'armée et dans la marine militaire.

Mais les circonstances voulurent que ces pirogues ne virent pas Pip. Absorbées par la présence proche de cachalots, elles virèrent de bord pour leur livrer la chasse. Quant à la baleinière de Stubb, elle était loin à présent et lui-même comme son équipage étaient tout à leur poursuite de sorte que l'anneau d'horizon s'élargit misérablement autour de Pip. Par un pur hasard, ce fut le navire qui le sauva enfin, mais, depuis ce moment-là, il déam-bula sur le pont comme un idiot, du moins c'est le terme qu’on lui appliquait. La mer moqueuse lui avait laissé son corps borné et noyé l'infini de son âme. Elle ne l'avait pas noyée tout à fait cependant, elle l'avait plutôt entraînée vive dans les profondeurs prodigieuses où les formes étranges du monde primordial encore intact glissaient ici et là devant son regard passif. La Sagesse, sirène avaricieuse, lui révélait ses trésors amassés et parmi les vérités éternelles, joyeuses, cruelles, jeunes à jamais, Pip voyait dans les innombrables insectes coralliens, l'omniprésence de Dieu qui, hors du firmament des eaux, tire les orbes immenses des atolls. Il voyait le pied de Dieu posé sur la pédale du métier à tisser et, parce qu'il le disait, ses compagnons l'appelaient fou. Fou aux yeux du monde, sage aux yeux de Dieu... et c'est en s'éloignant de la raison humaine que l'homme arrive enfin à l'esprit du ciel, pour qui la raison n'est que folie et frénésie. Devant le bonheur comme devant le malheur il n'éprouve plus que l'indifférence absolue qui est celle même de Dieu.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 93, p. 426-428.
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