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Extrait

Le maître

Geoge Sand, La Mare au diable, chapitre XIII, 1846
Germain est arrivé à Fourche, où réside la riche prétendue que son beau-père l’encourage à épouser. Dépité de la voir entourée de rivaux et dégoûté de ses airs de coquette, il renonce à se déclarer et justifie sa présence par la nécessité d’acheter du bétail. Léonard, le père de la prétendue, propose alors à Germain de l’emmener voir ses bœufs. En passant par la métairie où travaille Marie, Germain apprend que la jeune fille est partie…

 Je ne veux pas que vous vous dérangiez, reprit Germain, vous avez peut-être affaire ici ; moi, je m’ennuie un peu de voir danser et de ne rien faire. Je vais voir vos bêtes et je vous trouverai tantôt chez vous.
Là-dessus Germain s’esquiva et se dirigea vers les prés où Léonard lui avait, en effet, montré de loin une partie de son bétail. Il était vrai que le père Maurice en avait à acheter, et Germain pensa que s’il lui ramenait une belle paire de bœufs d’un prix modéré, il se ferait mieux pardonner d’avoir manqué volontairement le but de son voyage.
Il marcha vite et se trouva bientôt à peu de distance des Ormeaux. Il éprouva alors le besoin d’aller embrasser son fils et même de revoir la petite Marie, quoiqu’il eût perdu l’espoir et chassé la pensée de lui devoir son bonheur. Tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, cette femme coquette et vaine, ce père à la fois rusé et borné, qui encourageait sa fille dans des habitudes d’orgueil et de déloyauté, ce luxe des villes qui lui paraissait une infraction à la dignité des mœurs de la campagne, ce temps perdu à des paroles oiseuses et niaises, cet intérieur si différent du sien et surtout ce malaise profond que l’homme des champs éprouve lorsqu’il sort de ses habitudes laborieuses, tout ce qu’il avait subi d’ennui et de confusion depuis quelques heures donnait à Germain l’envie de se retrouver avec son enfant et sa petite voisine. N’eût-il pas été amoureux de cette dernière, il l’aurait encore cherchée pour se distraire et remettre ses esprits dans leur assiette accoutumée.
Mais il regarda en vain dans les prairies environnantes, il n’y trouva ni la petite Marie ni le petit Pierre : il était pourtant l’heure où les pasteurs sont aux champs. Il y avait un grand troupeau dans une chôme ; il demanda à un jeune garçon qui le gardait, si c’étaient les moutons de la métairie des Ormeaux.
 Oui, dit l’enfant.
 En êtes-vous le berger ? est-ce que les garçons gardent les bêtes à laine des métairies dans votre endroit ?
 Non. Je les garde aujourd’hui parce que la bergère est partie : elle était malade.
 Mais n’avez-vous pas une nouvelle bergère, arrivée de ce matin ?
 Oh ! bien oui ! elle est déjà partie aussi.
 Comment, partie ? n’avait-elle pas un enfant avec elle ?
 Oui : un petit garçon qui a pleuré. Ils se sont en allés tous les deux au bout de deux heures.
 En allés, où ?
 D’où ils venaient, apparemment. Je ne le leur ai pas demandé.
 Mais pourquoi donc s’en allaient-ils ? dit Germain de plus en plus inquiet.
 Dame ! est-ce que je sais ?
 On ne s’est pas entendu sur le prix ? ce devait être pourtant une chose convenue d’avance.
 Je ne peux rien vous en dire. Je les ai vus entrer et sortir, voilà tout.
Germain se dirigea vers la ferme et questionna les métayers. Personne ne put lui expliquer le fait ; mais il était constant qu’après avoir causé avec le fermier, la jeune fille était partie sans rien dire, emmenant l’enfant qui pleurait.
 Est-ce qu’on a maltraité mon fils ? s’écria Germain dont les yeux s’enflammèrent.
 C’était donc votre fils ? Comment se trouvait-il avec cette petite ? D’où êtes-vous donc, et comment vous appelle-t-on ?
Germain, voyant que, selon l’habitude du pays, on allait répondre à ses questions par d’autres questions, frappa du pied avec impatience et demanda à parler au maître.
Le maître n’y était pas : il n’avait pas coutume de rester toute la journée entière quand il venait à la ferme. Il était monté à cheval et il était parti on ne savait pour quelle autre de ses fermes.
 Mais enfin, dit Germain en proie à une vive anxiété, ne pouvez-vous savoir la raison du départ de cette jeune fille ?
Le métayer échangea un sourire étrange avec sa femme, puis il répondit qu’il n’en savait rien, que cela ne le regardait pas. Tout ce que Germain put apprendre, c’est que la jeune fille et l’enfant étaient allés du côté de Fourche. Il courut à Fourche : la veuve et ses amoureux n’étaient pas de retour, non plus que le père Léonard. La servante lui dit qu’une jeune fille et un enfant étaient venus le demander mais que, ne les connaissant pas, elle n’avait pas voulu les recevoir et leur avait conseillé d’aller à Mers.
 Et pourquoi avez-vous refusé de les recevoir ? dit Germain avec humeur. On est donc bien méfiant dans ce pays-ci, qu’on n’ouvre pas la porte à son prochain ?
 Ah ! dame ! répondit la servante, dans une maison riche comme celle-ci on a raison de faire bonne garde. Je réponds de tout quand les maîtres sont absents et je ne peux pas ouvrir aux premiers venus.
 C’est une laide coutume, dit Germain, et j’aimerais mieux être pauvre que de vivre comme cela dans la crainte. Adieu, la fille ! adieu à votre vilain pays !
Il s’enquit dans les maisons environnantes. On avait vu la bergère et l’enfant. Comme le petit était parti de Belair à l’improviste, sans toilette, avec sa blouse un peu déchirée et sa petite peau d’agneau sur le corps ; comme aussi la petite Marie était, pour cause, fort pauvrement vêtue en tout temps, on les avait pris pour des mendiants. On leur avait offert du pain ; la jeune fille en avait accepté un morceau pour l’enfant qui avait faim, puis elle était partie très vite avec lui et avait gagné les bois.
Germain réfléchit un instant puis il demanda si le fermier des Ormeaux n’était pas venu à Fourche.
 Oui, lui répondit-on ; il a passé à cheval peu d’instants après cette petite.
 Est-ce qu’il a couru après elle ?
 Ah ! vous le connaissez donc ? dit en riant le cabaretier de l’endroit, auquel il s’adressait. Oui, certes ; c’est un gaillard endiablé pour courir après les filles. Mais je ne crois pas qu’il ait attrapé celle-là ; quoique après tout, s’il l’eût vue…
 C’est assez, merci ! Et il vola plutôt qu’il ne courut à l’écurie de Léonard. Il jeta la bâtine sur la Grise, sauta dessus, et partit au grand galop dans la direction des bois de Chanteloube.
Le cœur lui bondissait d’inquiétude et de colère, la sueur lui coulait du front. Il mettait en sang les flancs de la Grise qui, en se voyant sur le chemin de son écurie, ne se faisait pourtant pas prier pour courir.

Geoge Sand, Romans champêtres, tome 1, Paris : L. Hachette et Cie, 1860, p. 64-67.
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