Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Bougainville à Tahiti

Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, 1771.
Samuel Wallis est le premier européen à avoir mis le pied sur l'île de Tahiti, dans le Pacifique, en juin 1767. Bougainville arrive presque un an plus tard, le 6 avril 1768. Il rapporte dans son récit de voyage l'accueil que lui réservent les Tahitiens.

Lorsque nous fûmes amarrés, je descendis à terre avec plusieurs officiers, afin de reconnaître l'Aiguade1. Nous y fûmes reçus par une foule immense d'hommes et de femmes qui ne se lassaient point de nous considérer ; les plus hardis venaient nous toucher, ils écartaient même nos vêtements, comme pour vérifier si nous étions absolument faits comme eux ; aucun ne portait d'arme, pas même de bâtons. Ils ne savaient comment exprimer leur joie de nous recevoir.

Le chef de ce canton nous conduisit dans sa maison et nous y introduisit. Il y avait dedans cinq ou six femmes et un vieillard vénérable. Les femmes nous saluèrent en portant la main sur la poitrine, et criant plusieurs fois tayo. Le vieillard était père de notre hôte. Il n'avait du grand âge que ce caractère respectable qu'impriment les ans sur une belle figure. Sa tête ornée de cheveux blancs et d'une longue barbe, tout son corps nerveux et rempli, ne montraient aucune ride, aucun signe de décrépitude. Cet homme vénérable parut s'apercevoir à peine de notre arrivée ; il se retira même sans répondre à nos caresses, sans témoigner ni frayeur, ni étonnement, ni curiosité ; fort éloigné de prendre part à l'espèce d'extase que notre vue causait à tout ce peuple, son air rêveur et soucieux, semblait annoncer qu'il craignait que ces jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l'arrivée d'une nouvelle race.

On nous laissa la liberté de considérer l'intérieur de la maison. Elle n'avait aucun meuble, aucun ornement qui la distinguât des cases ordinaires, que sa grandeur. Elle pouvait avoir quatre-vingt-pieds de long sur vingt pieds de large. Nous y remarquâmes un cylindre d'osier, long de trois ou quatre pieds et garni de plumes noires, lequel était suspendu au toit, et deux figures de bois que nous prîmes pour des idoles. L'une, c'était le Dieu, étoit debout contre un des piliers : la Déesse était vis-à-vis inclinée le long du mur, qu'elle surpassait en hauteur, et attachée aux roseaux qui le forment. Ces figures malfaites et sans proportions avaient environ trois pieds de haut, mais elles tenaient à un piedestal cylindrique, vidé de l'intérieur, et sculpté à jour. Il était fait en forme de tour, et pouvait avoir dix à sept pieds de hauteur, sur environ un pied de diamètre ; le tout était d'un bois noir fort dur.

Le chef nous proposa ensuite de nous asseoir sur l'herbe au-dehors de sa maison, où il fit apporter des fruits, du poisson grillé et de l'eau ; pendant le repas, il envoya chercher quelques pièces d'étoffes, et deux grands colliers faits d'osier et recouverts de plumes noires et de dents de requins. Leur forme ne ressemble pas mal à celle de ces fraises immenses qu'on portait du temps de François Ier. Il en passa un au col du chevalier d'Oraison, l'autre au mien, et distribua les étoffes.

_____

1. Aiguade : lieu où un navire peut se ravitailler en eau douce.

Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du roi « la Boudeuse » et la flûte « l'Étoile » en 1766, 1767, 1768 et 1769, Paris : Saillant & Nyon, 1771, p. 192-193.
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm23h7w8xpxc2