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Extrait

Aux Folies Bergère

Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885
Le jeune George Duroy est invité aux Folies Bergère par son ami journaliste, Forestier.

Forestier entrait, Duroy l’arrêta :
    « Nous oublions de passer au guichet. »
L’autre répondit d’un ton important :
    « Avec moi on ne paie pas. »

Quand il s’approcha du contrôle, les trois contrôleurs le saluèrent. Celui du milieu lui tendit la main. Le journaliste demanda :
    « Avez-vous une bonne loge ?
    — Mais certainement, monsieur Forestier. »
Il prit le coupon qu’on lui tendait, poussa la porte matelassée, à battants garnis de cuir ; et ils se trouvèrent dans la salle.

Une vapeur de tabac voilait un peu, comme un très fin brouillard, les parties lointaines, la scène et l’autre côté du théâtre. Et s’élevant sans cesse, en mince filet blanchâtre, de tous les cigares et de toutes les cigarettes que fumaient tous ces gens, cette brume légère montait toujours, s’accumulait au plafond, et formait, sous le large dôme, autour du lustre, au-dessus de la galerie du premier chargée de spectateurs, un ciel ennuagé de fumée
Dans le vaste corridor d’entrée qui mène à la promenade circulaire, où rôde la tribu parée des filles, mêlée à la foule sombre des hommes, un groupe de femmes attendait les arrivants devant un des trois comptoirs où trônaient, fardées et défraîchies, trois marchandes de boissons et d’amour.

Les hautes glaces, derrière elles, reflétaient leurs dos et les visages des passants.

Forestier ouvrait les groupes, avançait vite, en homme qui a le droit à la considération. Il s’approcha d’une ouvreuse.
    « La loge dix-sept ? dit-il
    — Par ici monsieur. »
Et on les enferma dans une petite boîte en bois, découverte, tapissée de rouge, et qui contenait quatre chaises de même couleur, si rapprochées qu’on pouvait à peine se glisser entre elles. Les deux amis s’assirent ; et, à droite comme à gauche, suivant une longue ligne arrondie aboutissant à la scène par les deux bouts, une suite de cases semblables contenait des gens assis également et dont on ne voyait que la tête et la poitrine.
Sur la scène, trois jeunes hommes en maillot collant, un grand, un moyen, un petit, faisaient, tour à tour, des exercices sur un trapèze. […]

Mais Duroy ne s’occupait guère du spectacle, et, la tête tournée, il regardait sans cesse derrière lui le grand promenoir plein d’hommes et de prostituées.
Forestier lui dit : « Remarque donc l’orchestre : rien que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de bonnes têtes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, des boulevardiers, quelques artistes, quelques filles de demi-choix ; et, derrière nous, le plus drôle de mélange qui soit dans Paris. Quels sont ces hommes ? Observe-les. Il y a de tout, de toutes les professions et de toutes les castes mais la crapule domine. Voici des employés, employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des gommeux en habit, qui viennent de dîner au cabaret et qui sortent de l’Opéra avant d’entrer aux Italiens, et puis encore tout un monde d’hommes suspects qui défient l’analyse. Quant aux femmes, rien qu’une marque : la soupeuse de l’Américain, la fille à un ou deux louis qui guette l’étranger de cinq louis et prévient ses habitués quand elle est libre. On les connaît toutes depuis dix ans ; on les voit tous les soirs, toute l’année, aux mêmes endroits, sauf quand elles font une station hygiénique à Saint Lazare ou à Lourcine.

Duroy n’écoutait plus. Une de ces femmes, s’étant accoudée à leur loge, le regardait. C’était une grosse brune à la chair blanchie par la pâte, à l’œil noir, allongé, souligné par le crayon, encadré sous des sourcils énormes et factices. Sa poitrine, trop forte, tendait la soie sombre de sa robe ; et ses lèvres peintes, rouges comme une plaie, lui donnaient quelque chose de bestial, d’ardent, d’outré, mais qui allumait le désir cependant.

[Durant le roman, Duroy connaît une ascension sociale fulgurante et entame une relation avec Clotilde de Marelle. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à voir Rachel, la prostituée rencontrée lors de sa première soirée au théâtre. Un jour, Clotilde demande à Duroy de l’emmener aux Folies Bergère.]

Un soir elle lui dit :
    « Croiras-tu que je n’ai jamais été aux Folies Bergère ? Veux-tu m’y emmener ? »
Il hésita, dans la crainte de rencontrer Rachel. Puis il pensa : « Bah ! je ne suis pas marié avec elle après tout. Si l’autre me voit, elle comprendra la situation et ne me parlera pas. D’ailleurs nous prendrons une loge. »
Une raison aussi le décida. Il était bien aise de cette occasion d’offrir à Mme de Marelle une loge au théâtre sans rien payer. C’était là une sorte de compensation.

Il laissa d’abord Clotilde dans la voiture pour aller chercher le coupon afin qu’elle ne vît pas qu’on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils entrèrent, salués par les contrôleurs.

Une foule énorme encombrait le promenoir. Ils eurent grand peine à passer à travers la cohue des hommes et des rôdeuses. Ils atteignirent enfin leur case et s’installèrent, enfermés entre l’orchestre immobile et le remous de la galerie. Mais Mme de Marelle ne regardait guère la scène, uniquement préoccupée des filles qui circulaient derrière son dos ; et elle se retournait sans cesse pour les voir, avec une envie de les toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs cheveux, pour savoir comment c’était fait, ces êtres-là.

Elle dit soudain :
    « Il y a une grosse brune qui nous regarde tout le temps. J’ai cru tout à l’heure qu’elle allait nous parler. L’as-tu vue ? »
Il répondit : « Non. Tu dois te tromper. »
Mais il l’avait aperçue depuis longtemps déjà. C’était Rachel qui rôdait autour d’eux avec une colère dans les yeux et des mots violents sur les lèvres.

Duroy l’avait frôlé tout à l’heure en traversant la foule, et elle lui avait dit : « Bonjour » tout bas avec un clignement d’œil qui signifiait : « Je comprends. » Mais il n’avait point répondu à cette gentillesse dans la crainte d’être vu par sa maîtresse, et il avait passé froidement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La fille, qu’une jalousie inconsciente aiguillonnait déjà, revient sur ses pas, le frôla de nouveau et prononça d’une voix plus forte : « Bonjour, Georges. »

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