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Extrait

Schumann défend la Symphonie fantastique

Robert Schumann (1810-1856), « Symphonie fantastique » (opus 14).

[…] À considérer les cinq parties dans leur ensemble, nous les trouvons conformes à l'ancienne succession des parties, sauf les deux scènes d'un même rêve, paraissent encore former un tout. La première partie commence par un adagio que suit un allégro ; la seconde joue le rôle du scherzo ; la troisième, celui de l'adagio du milieu ; les deux dernières, enfin, donnent l'allégro final. De même aussi, dans leurs tons, ces parties se tiennent bien ensemble : le largo d'introduction est en ut mineur, l'allégro en ut majeur, le scherzo en la majeur, l'adagio en fa majeur, et les deux dernières parties en sol mineur et en ut majeur. […]
Reste à dire encore un mot de la structure de la phrase en elle-même. L'époque contemporaine n'a certainement aucune autre œuvre à produire où des rapports semblables de mesure et de rythme aient été plus librement unis et combinés avec des dissemblables. Presque jamais le second membre de la proposition ne répond au premier, la réponse à la question. […]
Pour ce qui touche au mérite harmonique de notre symphonie, je dirai qu'on y reconnaît à pleins le compositeur de dix-huit ans [vingt-sept ans en fait], maladroit, à droite et à gauche, et court tout droit, sans s'arrêter, au point principal. Si, par exemple, Berlioz veut passer du sol en bémol, il y va sans le moindre compliment, et l'on a raison de secouer la tête devant de telles audaces !… Ce qui n'empêche pas que des musiciens de sens et de jugement qui ont entendu la symphonie à Paris m'ont assuré qu'à cet endroit il n'y a pas à faire autrement ; quelqu'un a même laisser échapper, au sujet de la musique de Berlioz, cette parole remarquable : "Que cela est fort beau, quoique ce ne soit pas de la musique." Bien que dit un peu en l'air, cela ce comprend cependant.
Mais on ne trouve de ces passages crispants que par exception ; je pourrais même avancer que son harmonie, en dépit des combinaisons de toutes sortes qu'il établit avec si peu de matière, se distingue par une certaine simplicité ; en tout cas par une solidité et une compacité comme on en trouve, beaucoup plus achevée à vrai dire, dans Beethoven. […]
Le motif principal de la symphonie, qui n'est, en lui-même, ni important ni propre au travail de contrepoint, gagne peu à peu davantage par les positions qu'il affecte par la suite. Dès le début du second paragraphe, il prend de l'intérêt et continue ainsi constamment jusqu'au moment où, du milieu d'accords aux couleurs vives, il ressort dans le ton d'ut majeur. Dans la seconde partie, on le trouve note pour note bâti sur un nouveau rythme et avec de nouvelles harmonies, en trio ; et il revient encore une fois de même au finale, mais pâle et retenu. […]
Berlioz a rédigé lui-même, en un programme, ce qu'il veut qu'on s'imagine pendant l'audition de sa symphonie. […] Toute l'Allemagne l'en dispense : de pareils guides ont toujours quelque chose de peu digne et de charlatanesque. En tout cas, les cinq titres eussent suffi ; les détails plus explicites, qui doivent évidemment intéresser à cause de la personne du compositeur, lequel a vécu lui-même sa symphonie, se serait suffisamment transmis sans cela par la tradition orale. Non, l'Allemand, à l'esprit subtil, qu'indispose plutôt toute personnalité, veut n'être pas si grossièrement dirigé dans ses pensées […] Mais Berlioz écrit expressément pour ses auditeurs français, auxquels on ne peut que difficilement en imposer par une direction éthérée. Je me les représente suivant la symphonie, programme en main, et applaudissant leur compatriote pour avoir tout si bien rendu ; pour la musique toute seule, peu lui importe. Quant à l'esprit d'un auditeur ignorant du dessein formé par le compositeur, des images semblables à celles qu'il a voulu peindre là, c'est ce que je ne saurais faire, moi qui ai lu le programme avant l'audition. L'œil une fois fixé sur un point, l'oreille ne juge plus avec indépendance. – Mais si l'on demande, autrement, si la musique peut véritablement exécuter ce que Berlioz a exigé d'elle dans sa symphonie, qu'on cherche alors à lui substituer des images opposées ! Moi aussi, au commencement, le programme m'a fait perdre toute jouissance, tout libre aperçu. Mais lorsque je l'ai vu passer, de plus en plus, au second plan, pour laisser s'épanouir la fantaisie originale, j'y ai trouvé non seulement tout ce qui y était, mais bien plus encore, et presque partout un ton vivant et chaud. […]
 

Robert Schumann (1810-1856), « Symphonie fantastique » (opus 14). Article paru dans la Neue Zeitschrift für Musik entre le 3 juillet et le 14 août 1835.
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