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Extrait

Un Huron en prison

Volaire, L'Ingénu, 1767
Enfermé à la Bastille pour avoir tenté de voir le roi afin qu'il autorise son mariage, un jeune Huron naïf fait la connaissance de M. Gordon, un janséniste. Cet épisode est l'occasion pour Voltaire de questionner la notion de providence divine.

Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l’un à l’autre, le désir d’ouvrir son cœur et de déposer le fardeau qui l’accablait ; mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur ; cela lui paraissait un effet sans cause ; et le bonhomme Gordon était aussi étonné que lui-même.

« Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu’il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu’il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu’il vous a mis ici pour votre salut.
 Ma foi, répondit l’Ingénu, je crois que le diable s’est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d’Amérique ne m’auraient jamais traité avec la barbarie que j’éprouve : ils n’en ont pas d’idée. On les appelle sauvages ; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d’être venu d’un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre ; mais je fais réflexion au nombre prodigieux d’hommes qui partent d’un hémisphère pour aller se faire tuer dans l’autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangés des poissons : je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là. »

Volaire, Œuvres complètes, Paris : Garnier, 1877, p. 261.
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