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Extrait

Le talisman de la peau de chagrin

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, 1831
Sur le point de se suicider, Raphaël de Valentin entre chez un antiquaire qui lui montre une étrange peau d'onagre.

Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.
 J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.
Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.
 Que voulez-vous ? demanda le vieillard.
 Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.
Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.
 L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude :
 Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu !
Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :

لو ملكتنی ملكت آلكل
ولكن عمرك ملكی
واراد الله هكذا
اطلب وستنال مطالبك
ولكن قس مطالبك على عمرك
وهي هاهنا
فبكل مرامك استسنزل ايامك
أتريد فی
الله مجیبك
آمين

Ce qui voulait dire en français :

Si tu me possèdes, tu posséderas tout.
mais ta vie m’appartiendra. Dieu l’a
voulu ainsi. Désire, et tes désirs
seront accomplis. Mais règle
tes souhaits sur ta vie.
Elle est la. À chaque
vouloir je décroitrai
comme tes jours.
Me veux-tu ?
Prends. Dieu
t’exaucera.
soit !

 Ah ! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale ?
 Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.
Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir.

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Paris : Charpentier, 1839, p. 59.
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