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Extrait

« Non, vous ne m’aimez point, comme il faut que l’on aime »

Molière, Le Misanthrope, acte IV, scène 3

ALCESTE
Ciel ! rien de plus cruel peut-il être inventé :
Et, jamais, cœur fut-il de la sorte traité ?
Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle,
C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle !

On pousse ma douleur, et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
Et, cependant, mon cœur est, encore, assez lâche,
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache,
Et pour ne pas s’armer d’un généreux mépris
Contre l’ingrat objet dont il est trop épris !
Ah ! que vous savez bien, ici, contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager, pour vous, l’excès prodigieux
De ce fatal amour, né de vos traîtres yeux !
Défendez-vous, au moins, d’un crime qui m’accable,
Et cessez d’affecter d’être, envers moi, coupable ;
Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent,
À vous prêter les mains, ma tendresse consent ;
Efforcez-vous, ici, de paraître fidèle,
Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.

CÉLIMÈNE
Allez, vous êtes fou, dans vos transports jaloux,
Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
Je voudrais bien savoir, qui pourrait me contraindre
À descendre, pour vous, aux bassesses de feindre :
Et pourquoi, si mon cœur penchait d’autre côté,
Je ne le dirais pas avec sincérité ?
Quoi ! de mes sentiments l’obligeante assurance,
Contre tous vos soupçons, ne prend pas ma défense ?
Auprès d’un tel garant, sont-ils de quelque poids ?
N’est-ce pas m’outrager, que d’écouter leur voix ?
Et puisque notre cœur fait un effort extrême,
Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime,
Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S’oppose, fortement, à de pareils aveux ;
L’amant, qui voit, pour lui, franchir un tel obstacle,
Doit-il, impunément, douter de cet oracle :
Et n’est-il pas coupable, en ne s’assurant pas,
À ce qu’on ne dit point, qu’après de grands combats ?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère,
Et vous ne valez pas que l’on vous considère :
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité,
De conserver, encor, pour vous, quelque bonté ;
Je devrais, autre part, attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.

ALCESTE
Ah ! traîtresse, mon faible est étrange pour vous !
Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux :
Mais, il n’importe, il faut suivre ma destinée,
À votre foi, mon âme est toute abandonnée,
Je veux voir, jusqu’au bout, quel sera votre cœur :
Et si, de me trahir, il aura la noirceur.

CÉLIMÈNE
Non, vous ne m’aimez point, comme il faut que l’on aime.

ALCESTE
Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême ;
Et, dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable,
Que le Ciel, en naissant, ne vous eût donné rien,
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien,
Afin que, de mon cœur, l’éclatant sacrifice,
Vous pût, d’un pareil sort, réparer l’injustice :
Et que j’eusse la joie, et la gloire, en ce jour,
De vous voir tenir tout, des mains de mon amour.

Molière, Le Misanthrope, acte IV, scène 3
Librairie Hachette et Cie (Paris), 1882
 
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