Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Un art musical

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie

Le pinceau n’est pas un outil, mais un véritable instrument, doué d’un pouvoir transformateur : il convertit les gestes du calligraphe, qui se développent au-dessus de la feuille dans un espace à trois dimensions, en mouvements de deux dimensions dont naissent, au contact du papier, les formes écrites. Le calligraphe agit moins sur la feuille que sur son instrument : il en joue comme un musicien, il en tire des formes comme un violoniste tire des notes de son violon. De même que celui du violoniste, son art consiste à faire prendre vie à l’instrument et à faire surgir de lui, par une action indirecte qui semble s’exercer à distance, des formes continûment renouvelées. L’effet a quelque chose de miraculeux pour lui-même autant que pour le spectateur : les formes ne semblent plus résulter d’un travail, elles donnent l’impression de naître de leur propre jeu.
Pour celui qui écrit, un caractère est un geste qui donne naissance à une forme. De ce point de vue, le calligraphe est proche de l'instrumentiste qui interprète une composition musicale. L'un et l'autre cherchent à produire des formes éloquentes en mettant dans l'exécution toute leur intelligence, leur imagination et leur émotion. Ils ont l'un et l'autre pour tâche d'insuffler la vie à des formes données d'avance et d'exprimer à travers elles quelque chose qui [leur] appartient en propre. La contrainte à laquelle ils se soumettent constitue paradoxalement la source de leur liberté : n'ayant pas à se soucier de l'invention des formes, ils peuvent se vouer entièrement à la réalisation de leurs virtualités expressives.

[Chapitre 3 / Le pinceau (p. 47)]

Le rapprochement entre musique et calligraphie peut se faire à trois niveaux. Le premier, le plus élémentaire, est celui de la note musicale et l'élément graphique. […] Le deuxième niveau d'analogie est celui du caractère d'écriture et du motif musical. […] Que ce soit en musique ou en calligraphie, l'exécution d'une œuvre prend d'abord forme à ce deuxième niveau. C'est au motif que le musicien donne en premier lieu une valeur expressive, tandis qu'un caractère supérieurement écrit peut être aussi émouvant qu'un motif mélodique sublime, rendu par un interprète de génie. […] Le troisième niveau de l'analogie est celui de la composition musicale (du morceau) et de la composition calligraphique. La disposition des caractères dans l'espace de la feuille ou du rouleau relève de ce qu'on appelle zanghfa : « l'art de la composition. »
[…]
Au moment d'écrire, le calligraphe interprète son texte comme l'instrumentiste sa partition. Il n'invente aucune forme, il n'ajoute ni ne retranche rien. Les cadences improvisées du concerto mises à part, le musicien et le calligraphe ont les deux pour tâche de prêter vie à des formes données d'avance et d'exprimer à travers elles quelque chose qui leur appartient en propre. La contrainte à laquelle ils se soumettent constitue paradoxalement la source de leur liberté : n'ayant pas à se soucier de l'invention des formes, ils peuvent se vouer entièrement à la réalisation de leurs virtualités expressives. Parce que ces virtualités sont à la fois dans le détail et dans l'ensemble, ils s'attachent à donner vie au détail et à incorporer en même temps le détail dans une interprétation cohérente du tout. Ils intègrent chacun de leurs gestes dans des gestes plus larges et font finalement de l'interprétation de l'œuvre un geste unique, procédant d'une seule intention. (p. 96)
[…]
Pour comprendre comment s'exerce la liberté du calligraphe, il faut se rappeler que le caractère a une nature double, qu'il est à la fois forme et geste et que son exécution peut par conséquent se faire plus statique et construite, comme en régulière, ou plus dynamique et gestuelle comme dans la cursive. Il faut se souvenir que les genres calligraphiques communiquent entre eux et qu'entre le pôle statique de la régulière et le pôle dynamique de la cursive se situe toute une gamme d'équilibres intermédiaires : la régulière, la courante et la cursive ne sont pas des catégories strictement délimitées et s'excluant l'une l'autre, mais plutôt des positions dans un champ continu. (p. 103)

[Chapitre 4 / L'exécution (p. 89)]

[…] C'est par la même imagination que nous appréhendons le mouvement d'un caractère et la dynamique d'un motif musical. Ils ont la même nature double, ils sont à la fois mouvement et forme construite. En musique nous allons du mouvement à la forme, en calligraphie de la forme au mouvement, mais nous explorons dans les deux cas cet entre-deux de la forme et du mouvement où se jouent toute la musique et toute la calligraphie. Ici et là, l'émotion est liée aux motions que les formes suscitent dans le corps propre. Elle est ressentie avec d'autant plus de force que les gestes que nous ébauchons sous la dictée des œuvres restent intérieurs. (p. 230)

[Chapitre 8 / L'action de l'œuvre sur le spectateur (p. 203)]

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie, Skira/Seuil, 2001 Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.

Mots-clés

  • Lien permanent
    ark:/12148/mmvqtghp1gk3