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L'idée d'universalité

Dieu créateur
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Pilier de la pensée des Lumières, l'idée d'universel est de nos jours critiquée comme faisant le lit d'un ethnocentrisme européen. Un rappel de la diversité du monde que n'ignoraient pas les philosophes des Lumières. Alors, où placer la bonne mesure entre universalité et relativisme ?

L'idée d'universel est devenue suspecte   nous autres contemporains avons appris à nous en méfier. Si elle fut jadis triomphante, l'histoire nous montre qu'elle servit de masque au colonialisme et à l'ethnocentrisme pour opprimer au nom de «la civilisation» les peuples « en marge du progrès ». Aujourd'hui plus modeste ou plus discrète, elle semble pourtant alimenter encore cette mondialisation que dénoncent ceux qui ne se résignent pas à l'homogénéisation et à l'uniformisation du monde. Face à elle, on est prêt à défendre bec et ongles les identités et les différences. Jusqu'à ce que l'on rencontre un autre motif – tout aussi puissant – de méfiance : le particularisme ; surtout lorsqu'il paraît faire le lit de l'égoïsme étroit, du repli communautaire ou du nationalisme agressif. Entre deux maux, lequel choisir ? Impérialisme ou communautarisme ? Universalisme ou différentialisme ? L'embarras est grand et notre hésitation, voire notre mauvaise conscience, se fait particulièrement sentir à propos des droits de l'homme. Valeurs cardinales et incontestables pour les uns, instruments cyniques de l'impérialisme occidental pour les autres, ils ne semblent pas trouver leur place entre l'universalité de leur promesse et la particularité de leur origine.
On pense habituellement – c'est là une tradition bien ancrée – que cette ambivalence témoigne du fait que nous serions au-delà de l'époque des Lumières. Celles-ci, naïvement confiantes dans la raison, le progrès et le bonheur de l'humanité, auraient fait le rêve d'un universel incarné touchant le vrai, le bien, le beau. Mais confondant, parfois avec les meilleures intentions, l'homme en général et le mâle blanc occidental, elles auraient vu le rêve universaliste se muer en cauchemar impérialiste. Qu'est-ce que l'impérialisme, en effet, sinon un particulier qui, dans un délire mégalomaniaque, se prend pour l'universel et s'affirme comme tel ? Bref, notre méfiance contemporaine serait le signe de l'échec des Lumières.
Rien n'est plus faux : l'évaluation critique de l'idée d'universel, loin d'être la négation des Lumières, en est sans doute un des héritages les plus précieux. Et il se pourrait que cette pensée continue de nous guider dans notre désarroi contemporain. Voyons comment.

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Les Lumières entre universalisme et relativisme

On annonça en 1757 la découverte d'une tribu ignorée, encore plus étrange que les Caraïbes ou autres insulaires des mers du Sud. Ce peuple, qui se présentait sous des airs doux et civilisés, était en réalité des plus cruels. Le seul, disait-on, à faire le mal « précisément pour faire le mal ». Ses guerriers étaient dotés d'une arme terrible : une sorte de venin caché sous la langue et qui se répandait partout. D'un orgueil démesuré, ils se disaient descendants des Titans, ces immortels, adversaires de Zeus, qui voulurent jadis escalader le ciel. Ne reconnaissant aucune autorité, méprisant toute forme de divinité et professant la relativité de toutes choses, ils n'avaient pourtant qu'un mot à la bouche : « Vérité ! »  grâce auquel ils espéraient dominer l'univers tout entier. On les appelait les Cacouacs.
Quand le Premier mémoire sur les Cacouacs paraît à Paris, suivi de quelques autres la même année, personne ne s'y trompe : le vrai nom des Cacouacs est « encyclopédistes » et les libelles satiriques qui se succèdent pour décrire cette peuplade maléfique font partie de l'offensive du « parti dévot » contre l'entreprise du fameux Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, inaugurée publiquement en 1751. Puisque les savantes réfutations n'avaient pas mieux réussi que les interdictions de la censure, il était à espérer, pensaient les « anti-Lumières », que l'ironie serait une arme plus efficace.

Ce n'est là qu'un épisode parmi d'autres de la longue série d'attaques qu'eurent à subir les Lumières, mais il est très révélateur. Certes l'Encyclopédie n'est pas toutes les Lumières, tant s'en faut, mais c'est dans de tels moments polémiques que l'unité d'une pensée très diverse, traversée même par des courants antagonistes, se laisse deviner de la manière la plus nette.
Or, dans cette affaire des Cacouacs, les Lumières sont accusées de deux crimes : celui d'effacer l'universel de l'horizon et celui d'en construire un nouveau de toutes pièces. Détruire le solide universel divin et le remplacer par un bancal universel humain : voilà la faute qu'on leur impute, et – on va le voir – à juste titre.

Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert
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Sans doute s'agit-il ici d'une reprise de l'antique thème de la démesure et de l'orgueil humains (hybris), mais, dans le contexte moderne, elle va donner lieu à deux utilisations opposées. Selon que l'on insistera sur le versant destructeur ou bâtisseur du dispositif, on pourra tour à tour, et au choix, reprocher à la pensée éclairée de produire soit le relativisme soit l'impérialisme. De fait, ce seront là les deux principales critiques des Lumières.
Il y aura d'abord le romantisme : contestant la solidité de la reconstruction, il reprochera à la pensée éclairée d'avoir substitué aux valeurs charnelles, individuelles et vivantes des abstractions conceptuelles froides et vides. C'est ainsi qu'au niveau politique, le rationalisme promu par la Révolution française se verra accusé d'avoir détruit un tissu social et institutionnel ancestral au profit d'une construction délirante et tragique, vouée à se retourner à plus ou moins long terme contre ses concepteurs. L'épisode de la Terreur en apporte la preuve. C'est pour décrire ce processus typiquement moderne que sera inventé en 1818 le mythe de Frankenstein : la créature artificielle qui s'échappe et se retourne contre son créateur. De la même manière, la célèbre dénonciation par Joseph de Maistre, dans les Considérations sur la France (1797), de l'homme des Droits de l'homme doit être comprise dans cette perspective : « La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être persan ; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu. » L'homme universel, entendait-il montrer, est une illusion : il y a grand dommage à nier les racines d'où se tirent l'identité et la substance de chaque individu. À vouloir reconstruire le réel ex nihilo, on le perd et on se perd sans espoir de salut.

Mais tout le paradoxe est que, accusées d'un côté d'avoir défendu un universalisme abstrait, les Lumières se verront aussi, de l'autre, reprocher d'avoir conduit au relativisme généralisé : c'est la thèse que, après Hegel, soutiendront Adorno et Horkheimer dans leur fameux ouvrage « Dialectique de l'Aufklärung ». L'argument est aisé à résumer : en déstabilisant le seul universel vraiment fiable, fondé sur l'idée d'un Dieu unique créateur du monde et des hommes, les Lumières s'interdisent de fonder désormais quoi que ce soit. Nulle borne ne peut plus s'opposer au déferlement du scepticisme. La science humaine, désirant se rendre indépendante de la foi et accéder à l'autosuffisance, finit par s'autodétruire en laissant place aux préjugés qu'elle prétendait combattre. Ainsi, « les philosophes des Lumières attaquaient la religion au nom de la raison : ce qu'ils anéantirent en fin de compte fut non pas l'Église mais la métaphysique et le concept objectif de raison proprement dit, la source d'énergie de leurs efforts même. »

Fossoyeurs du particulier comme de l'universel, les Lumières sont donc la cible de toutes les critiques possibles. Après leur passage, il ne resterait proprement plus rien. Elles inaugureraient, selon le mot inventé par Friedrich Heinrich Jacobi et repris par Nietzsche, le « nihilisme contemporain ». C'est ainsi tous les maux de la modernité que l'on pourrait imputer aux Lumières : le malaise dans la civilisation (Freud), le règne de la raison instrumentale et de la bureaucratie (Weber), l'ère de la technique (Heidegger), l'avènement du monde administré (école de Francfort)… Le monde de l'humanisme, où l'homme se réduit à lui-même, serait aussi celui de l'inhumain.
Lecture puissante, mais lecture injuste, puisqu'à l'évidence elle nie, dans sa radicalité, tout ce qu'elle doit au mouvement qu'elle dénonce (la critique) et refuse d'y percevoir l'antidote au mal qu'elle décrit. Il nous faut donc instruire à décharge et examiner l'accusation : que penser du reproche fait aux Lumières d'avoir détruit le vrai universel (divin) et d'y avoir substitué un faux (humain) ?

Une brève histoire de l'universel

L'universel, au sens le plus fort, c'est ce qui vaut pour tout l'univers. Entendu de la sorte, deux modalités de cette idée peuvent se concevoir.
La première est celle d'un universel divin, soit l'idée qu'il existe hors du monde un lieu qui résume et régit tout le monde. Cette idée n'a rien d'évident ni de trivial. Elle n'a aucune place notamment dans le « monde plein » des sociétés sauvages, paganistes ou même polythéistes, où les récits mythologiques répondent sans faille à la question de l'unité du monde. C'est le monothéisme qui invente l'idée d'universel divin et on peut en dater l'invention avec une relative précision : le 11e siècle avant Jésus-Christ, quand, dans le Deutéronome, il est dit : « C'est le Seigneur qui est Dieu : il n'y en a pas d'autre que lui. » Par cette formule, il ne s'agit plus seulement, comme c'était encore le cas auparavant, d'affirmer l'existence d'un dieu différent, éventuellement supérieur, mais à part des autres divinités (ce que les spécialistes appellent l'hénothéisme) ; mais de poser qu'il n'existe qu'un seul dieu, dont la compétence et l'autorité ne connaissent aucune limite. Le christianisme, avec saint Paul, déploiera toutes les virtualités universalistes de cette conception, en détachant la foi de son origine ethnique particulière et en lui conférant un destin missionnaire à l'échelle du monde. Le résultat est une Église « catholique », c'est-à-dire littéralement « universelle » en grec.

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La seconde modalité est celle d'un universel impérial, c'est-à-dire l'idée qu'il existe dans le monde un lieu qui a vocation à résumer et régir tout le monde. Là encore, tout sépare la guerre tribale des sociétés sauvages, qui ne vise ni la destruction ni l'assimilation des adversaires, et les guerres de conquête des premiers États-empires. Avec l'État, écrit Marcel Gauchet, « la dimension et l'horizon de l'universel font irruption dans le champ de l'expérience humaine ». L'empire apparaît ainsi comme la tentative, d'ailleurs vouée à l'échec, d'incarner ici-bas le règne céleste de l'au-delà.
Deux modalités de l'universel, c'est à l'évidence une de trop ! L'histoire occidentale, après la chute de l'Empire romain, sera marquée par leur affrontement : l'Église contre l'Empire, le théologique contre le politique ; affrontement qui sera arbitré par l'avènement de la monarchie nationale.

Quand les Lumières reprennent le dossier, si je puis dire, les deux « universaux » incarnés sont assez mal en point. L'Empire, comme on sait, n'est plus qu'une coquille vide – le Saint Empire romain germanique – attestant s'il en était encore besoin que cette idée a une fragilité essentielle, proportionnelle à sa puissance : plus il grandit, plus il s'affaiblit. De son côté, l'Église « catholique » a reçu plusieurs coups de boutoir qui entament gravement sa prétention à la gestion du monde. À l'intérieur, c'est le protestantisme qui a installé le démon de la critique et de la pluralité d'interprétations dans les dogmes les mieux établis ; à l'extérieur c'est la découverte de l'Amérique, qui a obligé à reconnaître que des terres immenses, dominées par des empires gigantesques, étaient restées indemnes de toute révélation. L'universalité du message christique en avait pris un sacré coup. Mais, au-delà de l'universel incarné, c'était la conception de l'unité du monde qui était en péril. Avec la révolution copernicienne et galiléenne, comme l'écrit Ernst Cassirer, « le monde cesse d'être un cosmos au sens d'un ordre visible dans son ensemble, directement accessible à l'intuition. Espace et temps s'élargissent à l'infini : on ne saurait plus les concevoir au moyen de cette figure solide qu'avait possédée la cosmologie antique dans la doctrine platonicienne des cinq corps réguliers ou dans l'univers scalaire aristotélicien, ni venir à bout de leur grandeur par des mesures et des nombres finis ». Comment, dès lors, penser l'universel dans un univers infini ?

La critique du péché originel

Le coup de grâce sera donné par les Lumières. Non que les Lumières se définissent essentiellement contre la religion : à l'athéisme d'un Diderot, il faut opposer le déisme de Voltaire, le piétisme de Rousseau et toute la tentative de l'Aufklärung de réconcilier raison et révélation. Mais ce qui les caractérise en propre, comme le remarque là encore Cassirer, c'est la critique du dogme du péché originel : « L'idée de péché originel, écrit Cassirer, est en effet la cible commune qui unit dans leur lutte les diverses tendances de la pensée des Lumières. Hume lutte aux côtés du déisme anglais, Rousseau aux côtés de Voltaire : il semble que pour un temps, afin d'abattre cet ennemi commun, il ne reste rien des différences et des divergences. » L'augustinisme, c'est-à-dire la doctrine de la petitesse et de l'humiliation de l'homme vis-à-vis de Dieu, fait place à un humanisme plus confiant en la dignité humaine.

C'est ce dont, parmi d'autres, témoigne le magnifique texte de Kant intitulé Conjectures sur le commencement de l'histoire humaine (1786). Il s'agit d'une réinterprétation humaniste de la Genèse en laquelle la chute devient une émancipation, la faute un symbole de la liberté, et la fuite hors d'Éden le signe de l'humanisation de l'humain. « De cette présentation, conclut Kant après sa relecture, il résulte que la sortie de l'homme hors du paradis […] n'a été rien d'autre que le passage de l'état de primitivité d'une créature purement animale à celui d'humanité, passage des lisières où le tenait l'instinct à la direction qu'exerce la raison ; bref, de la tutelle de la nature à l'état de liberté. » Le « péché originel » marque ainsi l'avènement de l'humanité et de son histoire. Comment y percevoir un défaut ?
Kant donnera à ce renversement son expression philosophique la plus systématique, parachevant ainsi l'Aufklärung, Avec lui, le rapport entre absolu divin et finitude humaine achève de s'inverser. Alors que, dans le schéma théologique, qui est encore celui de Descartes ou de Spinoza, l'absolu divin est un universel donné au départ par rapport à quoi le fini humain est relatif, dans la pensée éclairée, c'est la finitude qui est à l'origine et au fondement, l'absolu devenant une simple représentation du fini. Le fini devient absolu et le divin devient relatif. Bouleversement phénoménal qui entraîne avec lui l'idée d'universel : de fondement qu'il était, l'universel devient désormais un horizon à atteindre ; de divin, il se fait humain. L'universel, c'est désormais ce qui vaut pour tous les hommes. Métamorphose qui oblige à poser à nouveaux frais la question : « Qu'est-ce que l'homme ? »

Qu'est-ce que l'homme ?

À cette question, il existait en effet avant les Lumières grosso modo trois réponses disponibles. La première relève de la vision traditionnelle : l'homme se définit par son appartenance à une lignée, qu'elle soit clan, tribu ou nation. Pris en ce sens, l'homme est d'abord et avant tout un « fils de » ; c'est la filiation qui résume son identité. La seconde définition correspondrait aux grandes cosmologies antiques qui attribuent à l'homme une place définie dans l'univers, limitrophe de l'animalité et de la divinité : animal supérieur, rationnel et politique, l'homme peut aussi, dit Aristote, «se rendre immortel autant qu'il est possible» et espérer par sa sagesse accéder à une quasi-divinité. Enfin, troisième réponse possible, la définition théologique voit en l'homme essentiellement une créature de Dieu : c'est le divin qui est le tenant et l'aboutissant de l'humain.

Ô soudaine merveille !
Ô soudaine merveille ! |

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La caractéristique commune de ces trois réponses est que l'homme doit chercher ailleurs qu'en lui-même ce qui le définit : dans un passé mythique, dans un ordre cosmique ou dans un au-delà divin. Qu'arrive-t-il, comme c'est le cas à l'aube de la modernité, quand la tradition est controversée, quand le cosmos se brouille et quand le religieux est en guerre ? Il devient nécessaire, pour tenter de sauver l'unité d'un monde qui se perd, de dégager une définition « interne » de l'homme. C'est cette tentative d'identifier une « nature humaine » qui débute avec l'école du droit naturel moderne et que les Lumières vont achever. Pierre Manent a trouvé les mots justes pour décrire le mouvement : « Au commencement, le monde était informe et vide, sans lois, ni arts, ni sciences, et l'esprit de l'homme flottait au-dessus des ténèbres. Telles sont, en somme, les premières paroles que l'homme se dit à lui-même lorsque, rejetant la loi chrétienne comme la nature païenne, il décide de ne recevoir son humanité que de lui-même, qu'il entreprend d'être l'auteur de sa propre genèse. »

« L'homme décide de ne recevoir son humanité que de lui-même » : à vrai dire, cette décision désigne davantage un problème qu'une solution, car, là encore, plusieurs voies sont possibles :
Première option : penser que la nature de l'homme réside dans sa nature, c'est-à-dire dans son corps. C'est la position matérialiste, qui s'exprimera dans toute sa diversité, depuis le Traité de la nature humaine de Hume (1739) jusqu'au  De l'homme d'Helvétius (1773), en passant par L'Homme machine de La Mettrie (1748) et les ouvrages de Diderot…
La deuxième solution consiste à identifier l'essence de l'homme dans sa liberté. Selon elle, l'humanité ne réside ni dans une nature spécifique ni d'ailleurs dans une culture particulière, mais dans la capacité qu'a l'homme de s'arracher aux besoins naturels et aux déterminations de son histoire. C'est la position de l'humanisme abstrait, qu'incarnent Rousseau et Kant.
Troisième option, enfin, où il s'agit de considérer que l'essence de l'homme réside dans son individualité, c'est-à-dire dans une liberté incarnée dans une nature concrète, située hic et nunc. Ce sera la position romantique, dont les germes se trouvent pourtant ancrés dans le Siècle des lumières et, encore une fois, chez Rousseau et Kant.

Ces trois définitions de l'humanité, dont, à dessein je n'indique ici qu'une caractérisation minimale, vont, dans la philosophie des Lumières, donner lieu à trois versions de l'universel humain : l'universel général ou empirique, l'universel abstrait ou formel, l'universel singulier ou individuel. Entre ces trois versions, il y a eu et il y a encore débats et polémiques. Toute la question est de savoir si leur articulation est concevable.

L'universel empirique

Du point de vue de la nature, ce qui frappe c'est moins l'identité que la diversité des hommes. Elle apparaît d'ailleurs si incommensurable que l'idée d'humanité pourrait sembler en cause. Pour la révéler, les Lumières useront et abuseront d'un procédé littéraire : le « décentrement du regard ». Depuis les Lettres persanes (1721) de Montesquieu, jusqu'au Micromégas (1752) de Voltaire, en passant par les Voyages de Gulliver (1726) de Jonathan Swift, tout est bon pour rappeler la relativité des choses et des points de vue. Elle sera déclinée sur tous les plans : cosmologique, politique, épistémologique, moral. À l'aube des Lumières, Fontenelle l'inaugurera dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) en inventant cette nouvelle forme du « merveilleux scientifique et moderne » qu'est la science-fiction. Montesquieu l'appliquera à l'examen des mœurs et des lois dans l'Esprit des Lois (1748) en y repérant l'expression des contraintes naturelles. Quant à Diderot, il montrera dans ses deux Lettres, – Sur les aveugles (1749) et Sur les sourds et muets (1751) – que toute modification dans les organes humains entraîne immédiatement des changements spirituels qui ne concernent pas seulement la manière de «voir le monde», mais aussi les conceptions morales, esthétiques et religieuses.

Voyages de Gulliver
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Mais le spectacle de la diversité des hommes et de la relativité des points de vue n'est pas le dernier mot : tous entendent saisir, sous cette variété extrême, des lois et des principes d'intelligibilité. La confiance en l'unité de la raison et de l'humanité va de pair avec la reconnaissance de la diversité de ses manifestations. Même David Hume, pourtant le plus sceptique des relativistes, ne renonce pas à l'idée de cette généralité. Il y voit simplement le résultat d'une similitude matérielle, comme le montrent ses analyses sur l'art.
Certes, affirme-t-il dans le Sceptique, un Écossais ne saurait goûter la musique italienne puisque « beauté et valeur sont purement relatives et dépendent d'un sentiment agréable produit par un objet dans un esprit particulier, conformément à la constitution et à la structure propres de cet esprit » ; mais force lui est aussi de reconnaître qu'il existe des consensus esthétiques qui viennent transcender les différences de lieu et de temps : « Le même Homère, admet-il, qui plaisait à Athènes et à Rome il y a deux mille ans, est encore admiré à Paris et à Londres. Tous les changements de climat, de gouvernement, de religion et de langage ne sont point parvenus à obscurcir sa gloire. » Sur quoi repose cet accord universel ? Sur rien d'autre, répond Hume, que la nature humaine, c'est-à-dire le fait que les hommes sont constitués à peu près de la même manière. Si nous jugeons de manière identique, c'est que nous sommes faits de manière identique.

Telle est la première idée d'universel produite par les Lumières : il existe un universel de fait qui relève du constat que tous les hommes, en dépit de leurs différences, ont une constitution similaire. L'universel ne serait donc qu'un effet de cette similitude qu'il ne saurait être question d'hypostasier ou d'idolâtrer.

L'universel abstrait

Cette similitude physique (ou génétique, neurologique…) épuise-t-elle l'idée d'universel ? Notons d'emblée une difficulté d'en rester là : si l'universel est seulement un fait général, on voit mal en quoi il devrait être une valeur ou une norme, a fortiori faire l'objet d'une déclaration des droits. L'universel devrait être constaté et non proclamé, visé ou espéré. On ne voit pas davantage pourquoi il faudrait le défendre ou le promouvoir. Le réel n'a guère besoin d'être défendu.

Émile, ou de l’Éducation
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C'est ce pourquoi il semble que l'universel humain ne se réduise pas à une similitude de constitution ni d'ailleurs à l'orgueil démesuré d'une particularité mégalomane. Par où l'on rejoint la seconde définition moderne de l'homme, dont on trouve chez Rousseau la formulation la plus grandiose : l'homme n'est pas seulement une nature ou un animal spécifique (par exemple, rationnel), mais il se distingue du règne animal par sa liberté. De cette liberté, chacun a une sorte d'évidence immédiate quand il « se reconnaît libre d'acquiescer ou de résister » aux injonctions de la nature. Mais, après tout, ce sentiment – cet « article de foi », dira, dans l'Émile (1762), le vicaire savoyard – pourrait fort bien être illusoire. Aussi Rousseau complète-t-il ce premier argument subjectif par l'observation objective de ce qu'il est le premier à nommer la « perfectibilité » de l'homme. Par là il entend la capacité qu'a l'homme de s'arracher aux instincts et de faire parler la volonté lorsque la « nature se tait ». Cette capacité se lit dans la réalité tant au plan individuel que collectif : seul l'homme peut et doit être éduqué ; seule l'humanité possède une histoire qui ne se borne pas à l'évolution biologique. Or, et c'est tout le problème, ni l'éducation ni l'histoire ne se réduisent à un code ou un programme qui se dérouleraient mécaniquement : « Au lieu qu'un animal, écrit Rousseau, est au bout de quelques mois ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ans ce qu'elle était la première année de ces mille ans », l'homme est la seule créature à pouvoir « se perfectionner ». Ce qui ne veut pas dire qu'il le fasse : bien au contraire, la plupart du temps, l'homme fait un mauvais usage de cette liberté essentielle et n'use de sa perfectibilité que pour se pervertir. Mais que ce soit pour le pire ou pour le meilleur, l'homme a vocation à se « transcender », c'est-à-dire à sortir de soi et à s'ouvrir à autrui. C'est une telle conception anthropologique qui fonde l'universalisme abstrait.

Si l'homme mérite le respect, c'est abstraction faite de tous ses enracinements particuliers, naturels ou culturels. Quels que soient son sexe, son âge, sa race, son physique, sa langue, sa culture… l'homme possède une valeur et détient des droits. C'est parce qu'il y a une idée universelle d'humanité qui dépasse tous ces ancrages ou enracinements particuliers qu'une Déclaration universelle des droits de l'homme peut avoir un sens.
Mais cet universel abstrait n'est pas encore le dernier mot des Lumières sur la question. Il définit un cadre juridique formel qui sur le plan éthique correspondrait à la morale kantienne ou au mérite républicain. L'universalisme ou l'humanisme abstrait (on comprend pourquoi les deux termes peuvent être identifiés l'un à l'autre) indique les conditions minimales de la vie humaine, non la signification que nous pouvons donner à cette humanité.

L'universel singulier

Comment l'universel vient à l'esprit ? Cette question passionne la philosophie depuis au moins la grande querelle médiévale des universaux. Les idées générales sont-elles dans les choses mêmes (réalisme), dans les manières de parler (nominalisme) ou dans les idées de l'homme (conceptualisme) ? L'affrontement de ces trois camps a animé toute la pensée scolastique et une partie de la pensée classique. Dans l'Émile, Rousseau entreprend à son tour une généalogie de l'idée d'universel, mais elle prend chez lui la forme inédite d'une réflexion éducative : comment l'enfant, naturellement égocentrique, borné à « l'amour de soi », va-t-il s'ouvrir progressivement à autrui et accéder à l'idée d'humanité ?
La réponse de Rousseau est très subtile et aura une très grande postérité. Elle décrit le parcours éducatif comme un arrachement à soi qui pourtant construit le moi. C'est d'abord la pitié, cette sympathie naturelle pour la souffrance d'autrui, qui fait sortir l'enfant de lui-même. Elle est la source de toute morale. Mais elle ne l'est pas encore. Pour que « l'ordre moral » émerge de l'égoïsme puéril, il faut que l'autre devienne central. Ce qui arrive avec le « feu de l'adolescence ». C'est l'énergie sexuelle de la puberté qui va permettre de « jeter dans le cœur d'un jeune adolescent les premières semences de l'humanité ». Il faudra certes la faire patienter le temps qu'elle se cultive et se sublime. Ignorante de son véritable objet, elle fera alors feu de tout bois : ce sera la découverte de l'amitié, l'apprentissage de la société, l'entrée dans le monde de la culture… jusqu'à la quête de Dieu.

Dans l'Émile, tout cet apprentissage converge vers la célèbre Profession de foi du vicaire savoyard, qui représente pour l'élève de Rousseau sa « classe de philosophie ». C'est le moment d'examiner les grandes questions de l'origine du monde, de l'existence de Dieu et du sens de la vie. Amour sublime de l'humanité, goût pour les idées générales, aspiration à changer le monde : l'adolescence est, par excellence, l'âge de l'universel abstrait ; étape indispensable en ce qu'elle permet, à travers le dépouillement des savoirs hérités et le dépassement des préjugés, à la liberté de se construire.

Berlinische Monatsschrift
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Mais ce n'est pas là le terme du parcours. Déjà le vicaire invite Émile à faire cette quête en pleine sincérité. La vérité ne suffit pas, dit en substance Rousseau, il faut être authentique. Et c'est là une des choses les plus difficiles à atteindre, car cette sincérité ou authenticité n'a rien à voir avec le simple culte du moi. Kant, en bon disciple de Rousseau sur ce point, l'a parfaitement formulé dans un célèbre passage de la Critique de la faculté de juger. Comment produire un sens commun, se demande Kant, quand il n'y a au départ que différences et désaccords ? La première condition ou maxime est de « penser par soi-même », c'est-à-dire de se débarrasser de ces formes de paresse que sont le préjugé et la superstition. Refuser cette pensée passive qui se laisse guider par autrui, telle est pour Kant la définition la plus profonde des Lumières. Il l'avait déjà proclamé dans sa fameuse réponse à la question « Qu'est-ce que l'Aufklärung ? » (1784) : « Sapere aude, aie le courage de te servir de ton entendement, telle est la devise de l'Aufklärung. » Mais cette condition nécessaire, n'est pas suffisante. Parvenir à un consensus suppose en outre de « penser en se mettant à la place de tout autre ». Il s'agit par là de « s'élever au-dessus des conditions subjectives et particulières » de son point de vue « à l'intérieur desquelles tant d'autres sont comme enfermés, et à réfléchir sur son propre jugement d'un point de vue universel ». Cette seconde étape, que Kant nomme la « pensée élargie », correspond exactement à l'universel abstrait, puisqu'il faut faire ici abstraction de son opinion première pour entendre les arguments d'autrui. La troisième et ultime maxime est, de l'aveu même de Kant, la plus difficile à réaliser ; il s'agit de la pensée conséquente, « toujours penser en accord avec soi-même » ; elle est la synthèse des deux premières. Rousseau l'avait admirablement définie dans ses Rêveries : « Je connais, dira Rousseau dans ses Rêveries, bien des gens qui philosophent mieux que moi, mais leur philosophie leur est pour ainsi dire étrangère. » Si l'on s'arrêtait à la première maxime, il n'y aurait qu'une critique sans contenu ; si l'on en restait à la seconde, il n'y aurait qu'un inventaire des réponses disponibles. Seule la troisième étape permet d'espérer un contenu susceptible de faire sens commun. Bref, l'universel abstrait risque de divaguer et de délirer s'il ne prend pas pied dans une expérience vécue singulière de la liberté et de la finitude humaines. Après le goût adolescent pour l'abstraction et les idées générales, il faut renouer avec la vie réelle sans rien perdre de cet acquis. La finalité de l'éducation est certes d'arracher l'élève à sa condition initiale, mais aussi de le faire devenir quelqu'un.

C'est la raison pour laquelle l'éducation d'Émile ne se termine pas avec la philosophie du vicaire. Une philosophie, aussi sincère soit-elle, ne saurait être le dernier mot de la vie : elle cherche la sagesse ; elle ne l'est pas encore. Ce que ne dit pas le vicaire, et qu'Émile va découvrir (grâce à Rousseau), c'est que la vérité de la sagesse, c'est l'amour. L'amour concret, vécu et partagé, qui représente l'ultime universel humain. Par-delà l'aspiration à la vérité, au-dessus même de la morale, l'amour est l'unique perspective pour l'homme de réaliser son « frêle bonheur ». Expérience on ne peut plus banale et ordinaire, mais pourtant toujours unique et miraculeuse.

L'amour, ultime universel humain

L'amour représente, en fin de compte, le modèle de cet universel du troisième type, synthèse de l'universel abstrait et de la particularité naturelle, dont Rousseau léguera l'idée au romantisme. Dans cette perspective, on le voit, il n'y aurait pas rupture mais continuité et approfondissement entre ces Lumières et le romantisme. Celui-ci déploiera toutes les dimensions de cette idée à partir de considérations sur l'esthétique, qui, mieux que la science et la morale sans doute, est propice à dire l'amour. Le véritable universel – sorte de sacré à visage humain – ne se trouve nulle part ailleurs que dans le vécu le plus singulier. Le génie est celui qui, à partir de sa nature propre et de son idiome, parvient à produire une œuvre qui résonne et « parle » pour l'humanité tout entière. On peut à partir de là considérer le génie personnel, le génie d'un peuple (Volksgeist) ou le génie d'un âge spirituel (génie du christianisme) : autant de traces sensibles de l'universel humain.
Que l'universel ne soit vraiment que dans l'individuel, n'est-ce pas, à nouveau, courir le risque de l'impérialisme ? Si cette individualité se présente comme un « guide génial », comme une « nation supérieure » ou comme une « civilisation véridique » n'est-ce pas offrir derechef les armes à une domination et à une oppression sans limites ? De fait la conception romantique de la nation a pu déboucher sur le nationalisme et produire quelques dégâts. Mais cette dérive relève de la trahison plutôt que de l'effet pervers. Elle dessine même la limite entre ce qui relève de la postérité des Lumières et ce qui la refuse. L'impérialisme se définit comme un particulier qui tente de s'imposer comme l'universel   l'universel singulier se définit comme une individualité – quelle qu'elle soit : œuvre d'art, personnalité, moment historique… – qui incarne, ne serait-ce que fugacement, l'humanité dans son ensemble. La différence est subtile, mais elle est capitale.

Scène familiale dans un intérieur
Scène familiale dans un intérieur |

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Trois définitions de l'homme ; trois conceptions de l'universel humain ; entre elles, des conflits et des fronts : matérialisme contre humanisme, Lumières contre romantisme ; Lumières contre Lumières… Comme toute querelle produit ses fanatiques et ses dogmatiques, il y eut donc aussi des Lumières dogmatiques. Est-il cependant impossible de penser, comme Rousseau, entre autres, nous y invite, que la vérité des Lumières se niche dans la diversité, voire dans l'articulation de ces trois idées ? La première conception, l'universel empirique, a une vertu critique incontestable ; elle suspecte que nos accords et nos aspirations ne sont pas aussi purs et désintéressés que nous le prétendons : salutaire méfiance. La seconde conception, l'universel abstrait, permet d'installer les conditions minimales de la coexistence pacifique d'individus différents : bénéfique fondement. La troisième idée, l'universel singulier, va plus loin ; elle esquisse un dessein pour une vie humaine, celui de « devenir soi-même » sans renoncer à autrui : difficile idéal. De l'une à l'autre de ces idées, le fil est ténu, mais il nous indique au moins qu'à l'âge de l'individualisme, l'impérialisme n'est pas l'unique horizon de l'universalité. Et c'est aux Lumières que nous devons ce mince espoir.