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Focus

Hildegarde de Bingen

Une prophétesse visionnaire
L'homme dans l'univers
L'homme dans l'univers

Bibliothèque publique d’État de Lucques

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L‘abbesse rhénane Hildegarde de Bingen, par le fait qu’elle était une femme, mais aussi par la diversité et l’originalité de ses écrits visionnaires, occupe une place singulière dans la longue tradition du prophétisme apocalyptique médiéval.

Abbesse, écrivaine et sainte

Issue d’une famille aristocratique des environs de Bingen, en Rhénanie moyenne, à l’ouest de l’Allemagne actuelle, Hildegarde a été donnée à l’âge de huit ans par ses parents au monastère bénédictin de Disibodenberg. Après avoir servi comme moniale, elle en devient l’abbesse en 1136, à l’âge de 38 ans environ.

Monastère de Rupertsberg
Monastère de Rupertsberg |

© akg-images

Hildegarde de Bingen et Bernard de Clairvaux
Hildegarde de Bingen et Bernard de Clairvaux |

Bibliothèque nationale de France 

En 1150-1151, Hildegarde fonde sur l’autre rive du Rhin, et dirige jusqu’à sa mort, un nouveau monastère exclusivement féminin, Saint-Rupert. C’est là qu’elle développe au fil des ans, en relation avec la direction spirituelle et l’éducation de ses sœurs, une œuvre littéraire vaste et personnelle. Dès 1146, elle avait en effet été autorisée par le pape et encouragée par Bernard de Clairvaux à publier les visions dont elle disait bénéficier depuis l’âge de trois ans.

Son œuvre compte notamment trois recueils successifs de visions :

  • en 1158, elle achève le Scivias Sache les voies » du Salut), qui présente le récit, accompagné de son interprétation théologique, de vingt-six visions.
  • entre 1158 et 1163, elle compose le Livre de la vie des mérites, dont les six parties restituent le regard circulaire que l’homme admiratif porte sur la Création.
  • entre 1163 et 1173, le Livre des œuvres de Dieu comprend dix visions et leur interprétation avec, comme dans le Scivias, une riche iconographie.

Loin de rester enfermée dans son monastère, Hildegarde est une grande voyageuse : elle entreprend quatre voyages en Lorraine, en Bavière et sur le Rhin jusqu’à Cologne, durant lesquels elle n’hésite pas à prêcher, à prodiguer ses conseils aux prélats et aux communautés monastiques, à exhorter à la pénitence et à justifier la réforme de l’Église.

Hildegarde de Bingen et son scribe, le moine Volmar de Disibodenberg
Hildegarde de Bingen et son scribe, le moine Volmar de Disibodenberg |

Photographie : bibliothèque universitaire d'Heidelberg / Domaine public

Elle entretient également une vaste correspondance (356 lettres ont été conservées), à la fois avec des moines et des nonnes, mais aussi avec l’empereur, qu’elle admoneste, le pape Eugène III et l’abbé Bernard de Clairvaux, qu’elle admire.

Si elle écrit deux Vies de saints locaux, saint Disibode et saint Rupert, Hildegarde est surtout connue pour son savoir cosmologique, naturaliste et médical, à la fois théorique et empirique, dont la postérité a retenu deux ouvrages distincts, la Physique et Les Causes et les Remèdes (qui identifie les maux et les moyens de les guérir).

Elle compose encore des chants religieux destinés à la liturgie du monastère, en relation étroite avec son expérience visionnaire. Il en va de même de la Langue inconnue (Lingua ignota), une liste de plus mille mots incompréhensibles qui pourraient constituer la langue du Paradis avant la Chute.

Alors qu’elle était déjà célèbre de son vivant, sa mort suscita aussitôt un culte local sur sa tombe à Bingen et autour de ses reliques. Deux Vies successives furent rapidement écrites pour témoigner de sa sainteté. Pourtant, le procès en vue de sa canonisation, instruit entre 1234 et 1243, n’a pas abouti. La réputation d’Hildegarde, comme thérapeute naturaliste, musicienne et visionnaire, ne s’est pas pour autant démentie jusqu’à aujourd’hui.

Une visionnaire omnisciente

Une parole plus humaine que féminine

Hildegarde reçoit les visions
 
Hildegarde reçoit les visions
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© akg-images / Erich Lessing 

C’est Hildegarde visionnaire et prophétesse toute pénétrée de la lecture et de la méditation de l’Apocalypse de Jean qui nous intéresse ici.

Dans la longue tradition médiévale du prophétisme et des spéculations eschatologiques, Hildegarde se distingue par le fait qu’elle est une femme, ce qui aurait pu conduire la hiérarchie ecclésiastique à rejeter son témoignage. Pourtant, ses visions furent reçues et même encouragées par les plus hautes autorités spirituelles de son temps. Hildegarde, il est vrai, ne revendique pas la spécificité d’une parole féminine : elle se dit « homo » (homme) et non « femina » ou « mulier » (femme) et  parle comme une créature humaine et pour le salut de toute l’humanité.

Elle insiste toutefois sur le fait que c’est bien elle qui parle, en usant de la première personne pour décrire et justifier son expérience visionnaire. Elle défend l’authenticité de ses révélations, en disant qu’elle n’a pas rêvé, n’est ni folle ni malade, qu’elle a accueilli la parole divine étant éveillée, dans la pleine maîtrise de sa raison, dans la clarté du jour.

Sa révélation est double : elle voit des images célestes plus surprenantes l’une que l’autre, et simultanément elle entend une voix lui en détailler le sens. C’est ce commentaire, farci de citations de la Bible et notamment de l’Apocalypse, qu’elle dicte à son fidèle secrétaire, le moine Volmar, tandis que les images (qu’elle n’a pas peintes elle-même, mais dont elle a contrôlé la réalisation du moins pour le Scivias) reproduisent chaque vision.

Christ du Jugement
Christ du Jugement |

© akg-images / Erich Lessing 

Chœur des élus
Chœur des élus |

© akg-images / Erich Lessing 

La dramatisation de l’histoire

Sa prophétie est cosmique, universelle, au sens où elle concerne la Création tout entière, la terre, les planètes, les étoiles. Simultanément, elle est dynamique, car l’univers et l’humanité entiers sont emportés dans le flux mouvementé de l’histoire depuis le Péché originel jusqu’à la Parousie qui approche, moment où le Christ reviendra dans toute sa gloire.

La visionnaire revit chacune de ces péripéties et anticipe sur les évènements futurs comme si elle en était le témoin immédiat. Son récit historique, inlassablement repris d’un chapitre et d’un ouvrage à l’autre, s’inscrit dans la représentation traditionnelle de l’histoire sainte depuis saint Augustin. Mais aux six âges augustiniens de l’humanité, elle substitue une scansion différente et plus dramatique, inspirée plutôt du rêve royal quadriparti interprété par le prophète Daniel dans la Bible et du symbolisme des quatre chevaux de l’Apocalypse.

La fin des temps est elle-même rythmée par l’apparition successive de cinq animaux de plus en plus cruels : le chien de feu, le lion fauve, le cheval pâle, le porc noir et le loup gris. Alors surgira l’Antichrist, mettant fin à une rémission de mille ans (ici l’ordre des évènements s’inverse par rapport à l’Apocalypse), avant que sa défaite ouvre la voie à la Résurrection des morts et au Jugement dernier.

Tels sont les signes que sainte Hildegarde prophétisa dans son livre
Tels sont les signes que sainte Hildegarde prophétisa dans son livre |

Bibliothèque nationale de France

De ces évènements ultimes, la date n’est pas donnée, mais Hildegarde ne cache pas qu’ils sont imminents et même en cours, puisque des personnages contemporains et honnis, comme l’empereur Henri IV (mort en 1105), le principal adversaire du pape réformateur Grégoire VII, ou plus près encore le chancelier de Frédéric Barberousse, Rainald de Dassel, promoteur en 1164 du pape schismatique Pascal III, sont mentionnés à demi-mots. 

Des visions mises en images

L’Antichrist naît dans le ventre de l’Église pervertie
 
L’Antichrist naît dans le ventre de l’Église pervertie
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© akg-images / Erich Lessing 

Le manuscrit du Scivias (le Riesencodex disparu à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, mais connu par une copie antérieure) et ceux du Livre des œuvres divines (notamment le manuscrit de Lucques du 13e siècle), comportent pour chaque vision une ou plusieurs miniatures.

Le prologue du Scivias et les chapitres successifs du manuscrit lucquois représentent pour chaque vision l’abbesse assise éveillée dans sa cellule, recevant l’inspiration divine sous la forme de flammes de feu qui l’assimilent à un nouvel apôtre. Elle dicte ses visions à son secrétaire.

Dans tous les manuscrits, les images de la fin des temps tranchent par leur originalité. Dans le Scivias, l’Antichrist est figuré comme un masque monstrueux et noir aux yeux rouges exorbités, aux grandes oreilles poilues, aux dents acérées, que l’Église pervertie porte dans son ventre. Les dernières scènes du manuscrit montrent le triomphe du Christ-Juge et enfin le chœur des élus chantant pour l’éternité dans la Jérusalem céleste. Cette image finale renvoie à l’Ordo virtutum, le chant liturgique composé par Hildegarde pour les moniales du Rupertsberg.

Pour aller plus loin

  • Sylvain Gougenheim, La Sibylle du Rhin. Hildegarde de Bingen, abbesse et prophétesse rhénane, Paris : Publications de la Sorbonne, 1996. À la BnF
  • Hildegarde de Bingen, Le livre des oeuvres divines (Visions). Présenté et traduit par Bernard Gorceix, Paris : Albin Michel, 1982. À la BnF.
  • Hildegarde de Bingen, Scivias. « Sache les voies » ou Livre des visions. Présenté et traduit par Pierre Monat, Paris : Editions du Cerf, 1996. À la BnF.
  • Liselotte  E. Saurma-Jeltsch, Die Miniaturen  im « Liber Scivias » der Hildegard von Bingen. Die Wucht der Vision und die Ordnung der Bilder, Wiesbaden : Ludwig Reichert Verlag, 1998. À la BnF.