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Des « pundits » indiens dans l'Himalaya

Explorer les marches de l’Empire britannique
Deux pundits
Deux pundits

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

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Sous l’ère coloniale, les explorations menées par les Européens étaient tributaires de la main-d’œuvre locale qu’ils recrutaient pour leur servir de guides, de protecteurs ou d’informateurs. Si la postérité a conservé peu de traces de l’activité de ces travailleurs indigènes, il existe toutefois des exceptions notables : parmi les plus célèbres figurent ceux que l’on appelle les « pundits » (littéralement « érudits »), des Asiatiques employés par les autorités militaires et politiques britanniques pour explorer la région de l’Himalaya, au cours de la deuxième moitié du 19e siècle.
Lieutenant-colonel Thomas George Montgomerie
Lieutenant-colonel Thomas George Montgomerie |

Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Cartographie territoriale de l’Inde et consolidation du règne impérial étaient alors étroitement liées : compiler des informations sur les zones limitrophes de l’Empire constituait une priorité majeure pour les Britanniques. Mais les autorités locales, qui craignaient une expansion de l’influence coloniale, leur restreignaient sévèrement l’accès à de larges parties d’Asie centrale et du Tibet. Dans ces circonstances, pour obtenir des renseignements, les Britanniques n’avaient d’autre choix que de compter sur des non-Européens, notamment les marchands bhotiya et les moines tibétains qui traversaient régulièrement les cols de l’Himalaya. Sans accès sécurisé aux régions échappant à leur contrôle, les autorités coloniales ne pouvaient cependant disposer que d’informations très limitées, et incomplètes.

La solution à ce problème, élaborée par le capitaine Thomas George Montgomerie, officier du Survey of India (le département topographique de l’Inde), fut de former des Asiatiques à entreprendre des missions de reconnaissance secrètes.

Figures de « pundits » : Mahomed-i-Hameed, Nain Singh, Kishen Singh

Nain Singh entouré d’un autre pundit, Kishan Singh, d’un moine bouddhiste et d'un chien tibétain
 
Nain Singh entouré d’un autre pundit, Kishan Singh, d’un moine bouddhiste et d'un chien tibétain
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Bibliothèque nationale de France / Société de géographie

Le premier pundit officiellement engagé par Montgomerie était un musulman d’origine punjabie, qu’il appelait Mahomed-i-Hameed. Déguisé en marchand, il fut chargé en 1863 du relevé de la route qui traversait le Karakoram du Ladakh au Yarkand. Il mourut sur le chemin du retour, mais ses notes furent retrouvées et fournirent des renseignements géographiques et politiques très utiles aux Britanniques. Au même moment, Nain Singh – un instituteur bhotiya originaire de Milam, dans la région du Kumaon – fut recruté pour entreprendre un incroyable voyage à travers le Tibet, déguisé en lama… Il finit par atteindre Lhassa où il passa trois mois. Au cours de son périple, ses accessoires religieux lui servirent également d’instruments scientifiques : les perles de son chapelet bouddhiste lui fournirent un moyen tout trouvé pour compter ses pas, tandis que son moulin à prières lui offrit un lieu sûr où cacher ses observations et calculs. Après un voyage de dix-huit mois (soit deux millions et demi de pas selon ses estimations), Nain Singh revint en Inde avec le relevé de quelque mille neuf cent trente kilomètres, ce qui permit d’élaborer une carte précise de la route vers Lhassa.

Avec son cousin Mani, Nain Singh effectua plusieurs autres voyages à travers le Tibet et l’Asie centrale pour le compte des Britanniques. Bien qu’il reste le plus célèbre des pundits, il y en eut d’autres dont les voyages furent peut-être encore plus spectaculaires. En 1878 par exemple, Kishen Singh (appelé « A. K. » par les Britanniques) parcourut le Tibet et la Mongolie depuis le Cachemire. Il passa un an à Lhassa avant d’être emprisonné sept mois par les Chinois à Dunhuang, à la suite de quoi il entreprit de longues traversées dans le Xinjiang. Il revint à Darjeeling en 1882, après avoir réalisé un impressionnant relevé de plus de quatre mille cinq cents kilomètres de routes à travers le Tibet.

Une compétence reconnue

Nombre d’Asiatiques employés par les Britanniques pour de telles missions étaient formés à l’utilisation d’instruments scientifiques aux bureaux du Survey of India (le département topographique de l’Inde) à Dehra Dun et à Calcutta. Certains avaient déjà de l’expérience, comme Nain et Mani Singh, qui avaient été recrutés en 1854-1857 pour l’expédition Schlagintweit (initialement lancée dans le but d’établir un relevé magnétique complet de l’Inde), co-financée par la Compagnie britannique des Indes orientales et le roi de Prusse. L’exactitude de leurs relevés topographiques reposait sur un comptage précis et méthodique de leurs pas, et sur le calibrage minutieux de l’équivalence entre le nombre de pas effectués et la distance géographique parcourue.

Dans les comptes rendus officiels, les autorités du Survey of India saluèrent essentiellement la qualité de la formation initiale reçue par les deux pundits. D’autres furent plus élogieux, notamment l’historien-géographe Henry Yule, qui recommanda Nain Singh pour la médaille d’or du bienfaiteur de la Royal Geographical Society en 1877.

Bien que je ne connaisse pas Nain Singh personnellement, je connais son travail. (…) Il n’est pas un cartographe-automate. (…) Ses observations ont permis, à elles seules, de compléter et d’affiner la carte de l’Asie infiniment plus que celles de n’importe quel autre de nos contemporains, et ses journaux forment des carnets de voyage excessivement intéressants.

Henry Yule, Journal of the RGS, no 47, 1877, p. cxxvi.

Voir en ces pundits plus que des « automates » signifiait reconnaître leur compétence et leur ingéniosité en tant qu’explorateurs à part entière. Cela révèle aussi une prise de conscience quant à la production de connaissances sur le Tibet et l’Asie centrale à l’époque coloniale, qui impliquait nécessairement la mobilisation de nombreux savoir-faire. De ce point de vue, l’histoire du terme même de « pundit » est évocatrice. Dérivé à l’origine du sanscrit pandita, qui signifie « érudit », le mot en était venu à désigner, dans le langage courant, une autorité en droit hindou. Qu’il ait ensuite été réutilisé, dans le contexte colonial, pour désigner ceux qui étaient chargés de collecter des renseignements sur les régions de l’Himalaya pour le compte des Britanniques donne une idée de l’ampleur des compétences requises pour un tel travail.

Des intermédaires entre l'Inde britannique et l'Himalaya

Le plan de Montgomerie aura reçu le soutien non seulement des cartographes du Survey of India, mais, bien au-delà, celui des autorités politiques de Calcutta et des chercheurs de l’Asiatic Society of Bengal. À la fin du 19e siècle, Sarat Chandra Das en est une des figures majeures : cet ingénieur civil de formation, d’origine bengalie, devint spécialiste du sanscrit et du tibétain, et fonda la Buddhist Text Society of India, en 1892. En 1874, il fut engagé par les autorités britanniques comme directeur d’un petit pensionnat pour garçons originaires du Tibet et du Sikkim, à Darjeeling. Le programme scolaire, qui comprenait entre autres l’anglais et l’arpentage, avait été conçu afin de former des hommes qui puissent être utiles aux Britanniques dans leurs relations avec le Tibet. Le professeur de langue tibétaine de l’école, Lama Ugyen Gyatso, entreprit d’ailleurs plusieurs voyages au Tibet pour le compte des Britanniques, après avoir été formé à l’usage des instruments d’arpentage. En 1888, il servit d’interprète pendant la guerre au Sikkim opposant le Tibet aux forces britanniques. Accompagné par le Lama, qui avait des relations haut placées au Tibet, Das lui-même entreprit deux longs voyages jusqu’au monastère de Tashilhunpo en 1879 et 1881. Lors du deuxième, il passa également par Lhassa, comme Nain Singh et Kishen Singh l’avaient fait avant lui.

Carte de la frontière nord de l'empire britannique en Inde
Carte de la frontière nord de l'empire britannique en Inde |

Bibliothèque nationale de France

L’importance durable des pundits ne repose pas uniquement sur leurs remarquables prouesses géographiques, mais également sur leur rôle d’intermédiaires entre l’Inde britannique et ses voisins de la région de l’Himalaya. Ces hommes étaient plus que de simples instruments passifs d’arpentage colonial : ils ont traversé des mondes culturels très différents, poursuivant leurs propres buts et développant leurs propres intérêts. Mythifiés par les Britanniques, mais quasi oubliés dans leur propre pays, ils nous rappellent que l’exploration consiste autant à instaurer des ponts entre les cultures qu’à cartographier des territoires.