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Cassady, l'instant trouvé

Neal Cassady au volant
Neal Cassady au volant

© Allen Ginsberg Estate

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Partons à la découverte du personnage qui traverse l'œuvre de Kerouac comme Swann celle de Proust !  Neal Cassady, qui revêt les traits de Dean Moriarty dans Sur la route, excède le seul champ de la littérature kerouacienne. Avec l’élan que Jack Kerouac donne à sa figure, il devient le personnage référentiel de toute la littérature beat. Il apparaît sous le nom de Hart Kennedy dans Go de John Clellon Holmes, de Houlihan chez Ken Kesey (l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou), sous son vrai nom chez Tom Wolfe, Hunter S. Thomson, Charles Bukowski, et de manière anonyme dans certains poèmes de Ginsberg.

Neal Cassady, qui est-il ?

Non pas un mondain, mais né dans la misère à Salt Lake City en 1926, il grandit à Denver où son père coiffeur, réduit à l’état de clochard et d’alcoolique par la Grande Crise de 1929, l’emmène à l’âge de deux ans. Son milieu d’origine contraste aussi avec celui de Jack Kerouac, un « bon garçon » né et élevé dans un milieu modeste, timide mais excellent joueur de football américain (cela lui vaudra une bourse d’études à Columbia University). Neal Cassady, lui, est un gamin des rues, comme sorti d’un roman de Dickens ou du Kid de Chaplin, contraint à la grande débrouille dès son plus jeune âge. Passionné de vitesse, grand voleur de voitures (au moins cinq cents, dit-on), il connaît plusieurs fois les « maisons de redressement » du Colorado. Cependant, un professeur de Denver, Justin Brierly, le remarque très vite pour son intelligence, son ouverture d’esprit et son goût pour la littérature. Grâce à lui, dès l’adolescence, Neal Cassady découvre et lit passionnément Proust, Dostoïevski, Schopenhauer… C’est un être en quête, avide d’explorations diverses, de découvertes, et de révélations1

Route de Denver
Route de Denver |

Bibliothèque nationale de France / Jean Gottmann

La rencontre providentielle

Toute la mouvance appelée « Beat Generation » va naître de la rencontre providentielle de Kerouac et Cassady2 à New York, fin décembre 1946, près de Columbia University. Venu de Lowell, Kerouac fait déjà partie d’un minuscule noyau d’aspirants écrivains (ils n’ont encore strictement rien publié). Ils ont nom William Burroughs, Allen Ginsberg, John Clellon Holmes… Ce sont eux que les médias, quelques années plus tard, qualifieront d’écrivains « beats ». Il n’est entre eux question presque que de littérature. On parle de Thomas Wolfe, « Dusty » (pour Dostoïevski), Artaud, Genêt, Céline, Proust, Joyce…

Neal Cassady et Jack Kerouac
Neal Cassady et Jack Kerouac |

© Prismatic Pictures / Bridgeman Images

Or, à ces « intellectuels » de l’Est américain que la guerre a marqué et presque frappé de stérilité (c’est la raison pour laquelle ils sont « beats », abattus), Neal Cassady, lorsqu’il débarque fin 1946 à New York, apparaît comme « l’homme de l’Ouest », plein d’une formidable énergie vitale. Il intervient tout à coup dans leur univers à la façon d’un ange de Buñuel dont le passage en leur sein les « réveille tous », à la façon, dirait-on, d’une « madeleine » existentielle dont ni Kerouac ni Ginsberg n’avaient jamais soupçonné la présence intime en eux-mêmes. Cassady surgit dans leur vie et dans leurs aspirations littéraires comme pour les révéler à eux-mêmes. Il est comme un ouragan qui les soulève et les emporte (Burroughs excepté). Le nom de Houlihan (déformation de hurricane ?) que lui donnera Kesey est bien trouvé. 

Où Marcel Proust intervient-il dans tout cela ? Son œuvre, dévorée par eux tous (comme celle de Joyce), fait figure à leurs yeux de référence dans la première moitié du 20e siècle, tant elle leur paraît novatrice, et ouvre des chemins nouveaux, elle agit sur eux tous par son souffle, son ampleur, et par le fait même qu’elle tienne avant tout dans une Recherche, une Route. À Denver, fréquentant assidûment les bibliothèques publiques sous l’impulsion de Justin Brierly et par goût propre, Neal Cassady est vite capable de réciter par cœur des passages entiers de La Recherche. Et Kerouac, dans sa jeunesse newyorkaise, découvre ce même univers, avec en poche constamment l’un ou l’autre volume de Proust.

Route de San Francisco
Route de San Francisco |

Bibliothèque nationale de France / Jean Gottmann

Une correspondance inspirante

Néanmoins, plus encore que Proust, c’est bien Neal Cassady qui exerce sur Kerouac l’influence la plus importante. La grande nouveauté chez Kerouac, l’élément absolument déterminant qui va modifier complètement l’alchimie de ses textes et les rendre absolument originaux (et c’est là qu’on peut rejoindre l’avis de Bob Dylan selon lequel Kerouac est le premier écrivain à réellement écrire de la poésie « en américain »), c’est tout ce que Neal Cassady lui a apporté, dès le début des années cinquante, sur le plan de la technique (ou vision) littéraire. Un changement radical qui s’opère à la faveur des lettres que Neal Cassady lui expédie depuis Saint-Louis, Denver, San Francisco. Kerouac a maintes fois (et peut-être exagérément) reconnu sa dette, répété à quel point cette correspondance avait métamorphosé son écriture, dès 1950. Jusque-là, comme en témoignait son tout premier et seul roman publié, The Town and the City (1950), sa manière était relativement traditionnelle (l’un de ses auteurs favoris était Thomas Wolfe), mais les longues lettres de Cassady (elles sont aujourd’hui publiées en traduction française aux éditions Finitude) l’emportent désormais sur toutes les autres influences. Ce que Jack apprécie en elles : elles  ne s’embarrassent d’aucuns effets ou artifices littéraires, elles sont le juste rendu de l’instant présent, à peine affleuré, tout juste vécu, sans omettre les moindres petits détails que la littérature, jusque-là, tenait pour hors sujet, alors qu’ils sont le grain même du réel ! (Un type de littérature qui sera d’ailleurs à la base du « nouveau journalisme », tel qu’il se développera dans les années 1960, sous la plume d'un Hunter S. Thompson ou d'un Tom Wolfe).

Imagine combien il serait dingue pour toi d’être Proust, ce que tu es.

Jack Kerouac à Neal Cassady, début avril 1955

Kerouac comprend instantanément les changements de perspectives qu’implique pour lui cette façon de faire. Il le reconnaît dès la première lettre que Cassady lui expédie en 1947 depuis Saint-Louis, mû par un sentiment de fraternelle reconnaissance. Recevant plus tard sa fameuse Joan Anderson Letter de 16 000 mots, il lui écrit le 27 décembre 1950 toute son admiration, voyant en Cassady décidément un pair en écriture : « [Ta lettre] se range ; parmi les meilleures choses jamais écrites en Amérique […] : tu rassembles tous les meilleurs styles […] Joyce, Céline, Dosty & Proust […] et tu les utilises dans la poussée musculaire de ton propre style narratif & de ton excitation. » Et il ajoute : « véritablement ni Dreiser, ni Wolfe ne s’en est approché ; Melville n’a jamais été aussi vrai […] Je sais que je ne rêve pas. »

Il entame la fameuse version du rouleau de Sur la route deux jours après la réception de cette lettre. Sur sa dette envers Neal, il ne changera jamais d’avis (même s’il finira par reconnaître que Neal ne sera pas devenu l'écrivain qu'il imaginait, faute sans doute d’ambition et de travail de sa part). Début avril 1955, il lui écrit encore : « Imagine combien il serait dingue pour toi d’être Proust, ce que tu es. »  Et à Ginsberg, le 18 janvier de la même année : « La Joan Anderson Letter de Neal est un chef d’œuvre et a constitué la base de mon idée de la prose, même si Neal lui-même s’en fiche ou ne comprend pas. » Évoquant une page en particulier qu’il juge « à couper le souffle », il ajoute : « C’est la chose la plus dingue que j’ai jamais vue et je préfère ça à Joyce, Proust ou Melville ou Wolfe ou qui ce soit. »

Ginsberg n’est pas en reste, lui qui, le 28 avril 1958, renchérit : « Jack essaie (comme Proust et Céline) d’inclure tous les détails personnels qu’on ne mentionnerait pas normalement – ce qui le conduit à aboutir à une structure de phrase complexe. Ça n’essaie pas de reproduire la langue et la pensée américaines. »

Notes

  1. Lire à ce sujet l'ouvrage de Jean-François Duval, LuAnne sur la route avec Neal Cassady et Jack Kerouac, Paris : Gallimard, 2022.
  2. Lire à ce sujet l'ouvrage de Jean-François Duval, Kerouac et la Beat Generation une enquête, Paris : Presses Universitaires de France, 2012.