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Pourquoi Ma Mère l'Oye  ?

Frontispice pour les Contes de ma mère l'Oye
Frontispice pour les Contes de ma mère l'Oye

New York, The Pierpont Morgan Library.  Photographie © J. Zehavi. S. Lee

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Le titre « Ma Mère l'Oye » fait-il référence au caquetage des conteuses ou a-t-il une signification cachée ?

L’appellation Contes de ma Mère L’Oye figure, en 1695, sur le manuscrit calligraphié. Il est encore présent dans le cartouche du frontispice des Histoires ou Contes du temps passé avec des moralités, et a été depuis adopté par le public au point d’apparaître comme le vrai titre du recueil.

L’expression aurait pu se ranger au titre de tel ou tel conte considéré comme représentatif du genre (contes de Peau-d’Âne, conte de la Fée), servant de dénomination générique pour désigner l'ensemble de ces récits. Or ici il n’en est rien puisque le récit auquel renvoie ce titre serait la Reine Pédauque (pourvue, comme son nom l'indique, de pattes d'oie) ou Berthe au grand pied dont une variante est plus connue sous le titre de La Belle et la Bête, et qui ne figurent pas dans le recueil. Pourquoi donc Perrault, parmi toutes les expressions possibles, a-t-il choisi celle qui convenait le moins ? Que vient donc faire cette oie 

Le Petit Chaperon rouge
Le Petit Chaperon rouge |

© The Pierpont Morgan Library, Cliché J. Zehavi. S. Lee

D’après Paul Delarue, grand folkloriste français, ce titre viendrait de l’assimilation des histoires de femmes au caquetage des oiseaux. Ou peut-être s’agit-il d’une allusion à une aïeule imaginaire, représentant toutes celles qui, depuis la nuit des temps, racontent des histoires aux enfants. Mais alors pourquoi le « ma » ?

Marc Soriano propose une explication autrement plus complexe. Il fait d’abord remarquer la présence d’oies dans l’ouvrage : les pieds du lit de la Belle au bois dormant, où ces volatiles sans ailes, aux seins abondants et aux pattes entre la serre d’aigle et le pied palmé du canard, sont représentés d’une façon burlesque, aigles ou cygnes qui seraient devenus des oies, ce qu’on appelle aussi des grotesques.

Histoires ou contes du temps passé. Avec des moralitez
Frontispice de la première édition des HIstoires ou Contes du temps passé, 1697 |

© Bibliothèque nationale de France

Par ailleurs, alors que dans le manuscrit, la main de la fileuse a une position relativement normale, dans la gravure de cuivre de l’édition originale, la main a été modifiée et adopte une position extravagante, inimitable. La conteuse tasse ou écrase le fil qui sort du fuseau entre son pouce dressé et son index curieusement replié. Le majeur et l’annulaire redressé ébauchent une sorte de V ou de ciseau entrouvert. Le petit doigt est replié sur lui-même et forme une espèce de boule. Bec ouvert et menaçant, cette main ne contiendrait-elle pas deux têtes d’oies ? Ces deux doigts disposés en V, ne serait-ce pas aussi les deux lames d’un ciseau prêt à couper ? Mais couper quoi ? Il évoque une superstition dans nos campagnes qui met en garde les petits garçons contre les oiseaux de basse-cour, canards, jars ou oies. Les petits garçons doivent éviter de les approcher et ne pas satisfaire leurs besoins naturels trop près d’eux, car ces volatiles sont censés s’attaquer aux petits garçons et les mutiler. Or Perrault sait un détail intime de Boileau par son frère qui était à l’époque médecin de la famille de Boileau : sa castration subie dans son jeune âge pour le débarrasser d’un calcul urinaire. Cette allusion à l’impuissance de Boileau est apparue à plusieurs reprises au cours de la querelle qui les oppose, et pourrait trouver ici une illustration cachée.

On constate que la quasi-totalité des détails ajoutés aux vignettes des manuscrits de 1695 pour l’édition originale destinée au grand public concernent des volatiles et ont pour résultat d’introduire des oiseaux au beau milieu d’images où ils n’ont que faire. Sinon de rappeler les malheurs du jeune Boileau qui, quoi qu’il en dise, reste un « castrat ». 

On peut comprendre pourquoi, parmi toutes les expressions possibles, Perrault, pour désigner ces contes choisit celle qui, à première vue, semble la moins adaptée. C’est parce qu’elle lui permet, avec une grande économie de moyens, de condenser en une image sa « contre-dédicace » et d’y ajouter une injure calomnieuse qui exprime sa rancœur. Marc Soriano a relevé bien d’autres signes de mesquinerie aussi bien dans les insinuations de Perrault que dans celles de Boileau, et si on peut être surpris ou navrés par tant de noirceur et de petitesse dans une grande querelle, il faut aussi considérer ces hommes avec leurs faiblesses.