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Elsa Triolet, l'écriture des bijoux « couture »

Réunion du Comité national des écrivains à la libération de Toulouse avec Elsa Triolet, Paul Eluard, Tristan Tzara et Louis Aragon
Réunion du Comité national des écrivains à la libération de Toulouse avec Elsa Triolet, Paul Eluard, Tristan Tzara et Louis Aragon

© Collection Succ. Francis Crémieux

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Maniant aussi bien le burin que la plume, certains artistes du 20e siècle se sont inscrits dans une dualité artistique. Si certains bijoutiers ont délaissé l’établi pour devenir hommes de lettre à l’instar de l’auteur discret, André Hardellet (1911-1974) ou de l’écrivain controversé Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), d’autres ont su conjuguer talent d’écriture et conception de bijoux. Parmi quelques grands noms de la sphère littéraire, une femme, Elsa Triolet (1896-1970), a su aussi bien jouer avec les mots qu’avec les matières pour la réalisation de bijoux couture. Retour sur ses créations qui ont animé les années 1930. 

Une rencontre « à perdre la raison » 

Cachée dans l’ombre de son mari, « femme de… », l’écrivaine d’origine russe Elsa Triolet (1896-1970) a pendant un temps mis son talent au service de la bijouterie. Celle qui fut élevée dans un milieu d’intellectuels et qui à l’âge de quinze ans tomba éperdument amoureuse de la poésie et du futur poète soviétique Vladimir Maïakovski (1893-1930) se lance entre 1929 et 1932 dans la création de bijoux. Avant cela, Elsa épousa un officier français, rencontré à Moscou, du nom de Triolet. Elle s’envola ensuite pour Tahiti puis, divorcée, pour l’Angleterre et Berlin. Elle publia ses premiers romans écrits en russe avant de poser ses valises à Paris. Dans le quartier animé de Montparnasse, elle côtoie les artistes surréalistes. C’est au café de la Coupole, un six novembre de l’année 1928 qu’elle rencontre l’homme de sa vie. Cet homme, c’est Louis Aragon (1897-1982). Les voici donc amoureux et Louis ne manque pas de l’écrire. En 1959, il prête à ses vers la passion qu’il a pour Elsa, celle qu’il aime « à perdre la raison […] à n’en savoir que dire » dans un poème de 1963.  

Elsa Triolet et Louis Aragon à Paris, 18 rue de la Sourdière, lisant le journal
Elsa Triolet et Louis Aragon à Paris, 18 rue de la Sourdière, lisant le journal |

© RMN - Gestion droit d'auteur Willy Ronis

Elsa, parurière 

Mais le couple manque d’argent et pour pallier leurs problèmes financiers, Elsa, qui s’intéresse à la mode comme l’atteste la correspondance avec sa sœur, l’actrice et réalisatrice russe Lili Brick (1890-1978)1, s’improvise créatrice de bijoux. À l’orée des années 30, l’écrivaine exerce donc le métier de parurière pour la Haute Couture. Elle fait alors partie, comme elle l’explique dans ses mémoires, de « ces gens qui inventent les marchandises de modes. Ils sont les auteurs de toutes les nouveautés, de tous les modèles2». Elle propose ainsi des bijoux dits de fantaisie intégrant un phénomène qui a déjà pris de l’ampleur depuis le début des années 1912 avec Paul Poiret (1879-1944) et Madeleine Vionnet (1876-1975). Afin de compléter et souligner le style de leurs diverses collections, ces couturiers proposent à leurs clientes des parures composées de matériaux non précieux. Longtemps connue sous le terme d’imitation, cette bijouterie fantaisie acquiert finalement ses lettres de noblesse grâce à Mademoiselle Coco Chanel (1883-1971) qui démocratise ce type de bijou, l’affranchissant des codes et lui offrant des possibilités infinies. 

« Des joyaux faits de rien » 

Animée par la recherche de matières premières inédites, Elsa imagine, comme le signale la responsable du patrimoine Coralie Cadène, des colliers composés de nacre lui rappelant ainsi ses années passées à Tahiti. Avec la bakélite, le strass, la galalithe, le velours, le bois verni, le coton, la céramique ou encore le verre, elle crée l’illusion. Forte de sa formation d’architecte aux Beaux-Arts de Moscou, elle propose dans un véritable souci des volumes, des bijoux en trois dimensions, pensant alors les matériaux comme des mots. Dans sa démarche artistique, Elsa honore Gustave Flaubert lorsqu’il écrit le 26 août 1853 dans une lettre à Louise Colet : « ce n’est pas la perle qui fait le collier, c’est le fil ». Comme le signale Florence Calame-Levert, son processus créatif fait ainsi écho à la manière dont elle construit ses textes. Elsa assemble les perles comme elle assemble les mots-lettres. Elle interroge la structure de ses bijoux. Ses techniques d’assemblage sont originales et par des jeux de collages et de montages, ses bijoux deviennent syntaxe.  

Cherchant à innover, affichant un style identifiable à l’instar de ses textes, les créations d’Elsa sont rapidement remarquées par le directeur d’un très grand journal de mode américain qui la recommande auprès de grandes personnalités. S’agit-il du rédacteur en chef du magazine Vogue ? Si la réponse reste en suspens, la rencontre est évoquée dans Colliers, roman-documentaire de 1933, édité en français en 1972, où Elsa se confie sur les différents aspects de son métier de parurière. On y apprend qu’elle se fournit en perles chez Fried Frères dans le quartier du Sentier et chez les nacriers de la maison Fournier. L’écrivaine-bijoutière peut aussi compter sur les talents d’Aragon, conseiller du couturier Jacques Doucet (1853-1929) durant quatre ans, qui connaît bien les milieux parisiens de la mode. Il devient pour elle représentant de commerce et transpose les joyaux d’Elsa en poésie 

« Tu faisais des bijoux pour la ville et le soir
Tout tournait en colliers dans tes mains d’Opéra
Des morceaux de chiffons et des morceaux de miroir
Des colliers beaux comme la gloire
Beaux à n’y pas croire Elsa valse et valsera
J’aillais vendre aux marchands de New York et d’ailleurs
De Berlin de Rio de Milan d’Ankara
Ces Joyaux faits de rien sous tes doigts orpailleurs
Ces cailloux qui semblaient des fleurs
Portant tes couleurs Elsa valse et valsera3» 

Valise à tiroir de représentant de commerce de Louis Aragon pour les colliers d'Elsa Triolet
Valise à tiroir de représentant de commerce de Louis Aragon pour les colliers d'Elsa Triolet |

© Ville de Saint-Étienne-du-Rouvray

De prestigieuses commandes 

Les commandes affluent, le succès est là. Si Gabrielle Chanel et Jean Patou (1880-1936) ne font pas appel à elle, d’autres grands couturiers de la place parisienne lui commandent des bijoux. Pour Edward Molyneux (1891-1974), le maître de l’élégance, Elsa conçoit en 1931 un collier de trois pièces de cuir montées sur chaîne (annoté n°43 dans son agenda de 1931). Pour la sculptrice des apparences, Madeleine Vionnet, elle compose un collier en nœud de ruban. À Lucien Lelong (1889-1958), Elsa vend en juillet 1931 un délicat collier en perles de pâte de verre à motifs de rose. Cette fleur qu’Elsa et Louis ne manqueront pas de mettre à l’honneur dans leurs œuvres littéraires respectives avec La Rose et le Réséda en 1943 et Roses à crédit en 1959 devient le symbole de l’écrivaine, lorsqu’Agnès Varda (1928-2019) lui consacre en 1966 un court métrage : Elsa la Rose.

Collier
Collier |

© Art Digital Studio

Mis en lumière par Man Ray (1890-1976), les bijoux d’Elsa séduisent la femme so « shocking » du Tout-Paris. D’une Elsa à une autre, il n’y a qu’un pas. Schiaparelli (1890-1973), la rivale de Chanel, apprécie l’extravagance des formes et l’emploi de matériaux modestes dans les créations de l’écrivaine. Elle lui commande pour un prix de 300 francs un collier composé d’« aéro-perles », des perles en pâte à papier recouvertes d’un mélange d’écailles de poisson, imitant la nacre. À ce volumineux et poétique bijou vient s’ajouter un collier dit « aspirine » réalisé à partir de perles de porcelaine de forme semblable à celle des cachets dudit remède qui eut un immense succès. Lassée et désireuse de se tourner à nouveau vers l’écriture, Elsa Triolet arrête la création de bijoux en 1933. Dans les années qui suivent, elle reprend donc la plume et publie en 1938 Bonsoir Thérèse. Entre les lignes de ce roman qu’elle écrit pour la toute première fois en français, le bijou revêt comme l’explique la conservatrice du patrimoine et docteure en ethnologie, Florence Calame-Levert, un caractère symbolique oscillant entre soumission et domination. Ses textes se nourrissent de sa relation à la mode, au féminin, à la parure. Le bijou quant à lui accompagne son rapport aux mots et l’aidera à devenir cette écrivaine qui sera la première femme à être récompensée par le prix Goncourt en 1945.  

Collier
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© Art Digital Studio

Si aujourd’hui on connaît mieux l’œuvre littéraire d’Elsa que les bijoux qu’elle créa, de nombreux événements ont toutefois permis la valorisation de ses créations. Exposé en 1972 par la Bibliothèque nationale, le travail de parurière de cette femme de lettres a également été commémoré dans une exposition au musée d’Art, Histoire et Archéologie d’Évreux en 2015 : cinquante-quatre modèles offerts par Louis Aragon à la Bibliothèque Elsa-Triolet de Saint-Étienne-du-Rouvray en 1981 y étaient présentés.

Notes

  1. Léon Robel, Lili Brick, Elsa Triolet, correspondance 1921-1970, Paris, NRF, Gallimard, 2000  
  2. Elsa Triolet, « Colliers », Œuvres romanesques croisées, Paris, Robert Laffont, 1972, p.21 
  3. Louis Aragon, « Elsa valse », Les Yeux d'Elsa, 1942